
AVEC UNWANTED, DOROTHÉE MUNYANEZA VEUT TRANSFIGURER L’EFFROI DU GÉNOCIDE RWANDAIS
PAR APHÉLANDRA SIASSIA
14 NOVEMBRE 2017
Artiste polymorphe, Dorothée Munyaneza porte à bras le corps une histoire qui est sienne, celle du génocide rwandais. Dans Unwanted, pièce de théâtre présentée au Festival d’Automne à Paris, c’est la détresse des femmes victimes de viol pendant la guerre qu’elle tente de raconter, oscillant entre maîtrise et virulence.
Paroles de femmes diffusées sur un haut parleur. Une entrée en matière posant d’emblée le cadre d’une pièce, Unwanted, mettant des mots sur l’horreur. L’horreur de la guerre et surtout des viols subis par des milliers de femmes lors du conflit ayant opposé les Hutus aux Tutsis en 1994 au Rwanda. C’est le propos porté par Dorothée Munyaneza, artiste protéiforme née en 1982 à Kigali, qui s’efforce depuis près de dix ans à mettre des mots, à mettre en mouvement une histoire passée sous silence.
Le génocide rwandais, leitmotiv d’une œuvre
Dès 2004, la musicienne de formation décide de porter cette problématique en interprétant la bande originale du film Hôtel Rwanda réalisé par Terry George. Dix ans plus tard, après avoir contribué à de nombreuses productions chorégraphiques avec François Verret ou encore Alain Buffard et monté sa propre compagnie « Kadidi », elle signe Samedi Détente. « J’ai commencé à écrire un texte pour me remémorer ce qui s’était passé. Au fur et à mesure, je me disais que je pourrais en faire une œuvre artistique mais j’avais besoin d’avoir ma propre structure pour porter mes projets. J’ai accouché de mon fils en 2012 et je pense que ça m’a donné la force d’accoucher de ce projet là. Je me suis lancée dans les différentes procédures pour créer une compagnie et je l’ai nommé Kadidi. C’est un hommage à ma petite cousine, à sa manière de raconter la vie en passant par plusieurs formes artistiques. La compagnie est née en 2013 et la première pièce fut Samedi Détente, tirée de ce texte initial. » Dans cette pièce, elle évoque le génocide des Tutsis en prenant pour point de vue celui d’une jeune génération voyant sa vie basculée du jour au lendemain, cherchant à survivre par delà le chaos. Elle questionne également la responsabilité et le mutisme de la communauté internationale face à cette situation.
Crédits Photo : Richard Schroeder
« Cette violence n’est pas rwandaise, c’est une violence humaine et on ne peut plus se dire aujourd’hui ‘ça ne me concerne pas’. »
Pour Unwanted, la chorégraphe, chanteuse, dramaturge va encore plus loin, prenant maintenant pour focus les violences infligées aux femmes et le viol comme arme de destruction massive. Pour ce faire, l’artiste s’est nourri de nombreux récits et documentaires comme L’homme qui répare les femmes (traitant du Docteur Denis Mukwege, gynécologue opérant les femmes victimes de viols dans l’Est du Congo) ou encore Rwanda, la vie après, et Paroles de mères de Benoît Dervaux. Ces drames ont des répercussions multiples. Outre les divers traumatismes psychiques et corporelles, ce sont aussi les enfants nés de ces viols que l’artiste évoque, vivant dans la honte et faisant de leurs mères des parias dans la société rwandaise. «Dans Unwanted, il était question de parler de ces enfants. Comment un enfant né d’un viol se définit-il ? Quelle place occupe-t-il? Comment se présente t-il dans la société alors qu’il est pointé du doigt ? Le père absent, toutes ces questions d’identité étaient importantes pour moi. » Des parias? Peut-être bien. Pour autant Unwanted ne laisse jamais place à l’accablement. Les témoignages résonnent avec puissance comme pour conserver toute la dignité de ces femmes. Pas de trémolo ni de pleur. C’est bel et bien la force et la combativité des victimes qui transparaissent. Elles maintiennent le cap pour ne pas capituler face aux bourreaux. Elles bravent leurs mémoires en exposant leurs maux. Il n’y a rien à excuser, rien ne sera oublié, pour autant il faut continuer à avancer, à bout de force mais toujours la tête haute. «Les questions qui m’importent sont souvent celles ayant trait à la dignité humaine, à la violence — celle faite aux femmes, aux êtres que l’on appelle les noirs ou « brown people » que ça soit aux Etats-Unis, en Afrique ou encore en Inde. Tous ces peuples exclus de l’Histoire alors qu’ils en font justement partie. Ce sont des sujets qui me demandent une certaine empathie, un certain courage parce que ce sont des sujets sensibles. Et je suis persuadée que les voix et voies artistiques sont les bonnes pour pouvoir justement parler à l’autre et de l’autre».
Entre verbalisation orale et corporelle : une œuvre d’art totale
Comment survivre ? C’est toute la question que pose cette pièce où l’attention est spécifiquement portée sur la voix : celles des témoignages retranscrits des femmes tout au long du spectacle mais également des deux interprètes, Dorothée et Holland Andrews. « Le viol est un crime qui cherche à taire ses victimes, c’est le crime le plus tu. Comment reprendre et saisir cette parole ? Comment se la réapproprier pour dénoncer, pour confronter, pour affronter ? Je savais qu’il allait y avoir une dimension importante laissée à la voix », précise la dramaturge. Les récits recueillis prennent alors la forme de chants comme pour atténuer la brutalité des propos, leur donner une toute autre substance. Tout un spectre de sonorités est alors déployé, notamment via le looper utilisée et diverses installations dissimulées sur la scène. L’ensemble de cette orchestration est menée par la main experte d’Alain Mahé, compositeur proche de l’IRCAM (Institut de Recherches et Coordination Acoustique/Musique) avec qui Dorothée Munyaneza a collaboré pour Samedi Détente. Dans cet univers sonore et théâtral, d’autres pratiques sont convoquées. En effet, tout au long du spectacle, la danse occupe aussi une place prépondérante. L’artiste se meut, bouge, use de son corps comme véhicule de ces mémoires oubliées. Sa gestuelle oscille alors entre calme et frénésie. Cette dualité confère aux mouvements une dimension quasi schizophrénique accentuée par les effets auditifs. En se focalisant sur cet épisode historique, spécifique et personnel, c’est finalement tout un pan de vie des femmes en temps de guerre que l’artiste a cherché à révéler. « J’avais un grand nombre d’exemples où dans notre Histoire le corps de la femme a été violentée de manière systématique quand les hommes ont décidé d’envahir un territoire. Mais je me suis dit qu’il fallait que j’en choisisse un qui serait l’exemple de tous ces exemples. Pour moi, Unwanted c’est cette question de la violence faite aux femmes rwandaises mais tout a été nourri par toutes ces autres femmes. Cette violence n’est pas rwandaise, c’est une violence humaine et on ne peut plus se dire aujourd’hui « ça ne me concerne pas. ». Plus qu’une pièce de théâtre, Unwanted est une œuvre d’art totale aux dispositifs et aux enjeux complexes, s’inscrivant dans un contexte où une jeune génération d’artistes commence enfin à verbaliser ce drame.
Crédits Photo : Richard Schroeder
« C’est une nouvelle manière de raconter qui nous sommes, de se réapproprier notre Histoire, notre récit, de savoir comment est-ce que l’on se définit aujourd’hui au XXIème siècle. »
Quand la jeune génération s’empare des maux
Le travail de Dorothée Munyaneza peut ainsi être rapproché de ceux d’artistes touchés de près ou de loin par cette histoire. On pourrait prendre l’exemple de Gaël Faye, rappeur, compositeur et écrivain né au Burundi, lui aussi en 1982, d’une mère rwandaise et d’un père français. Dans son ouvrage Petit Pays récompensé à de nombreuses reprises, l’auteur adopte le point de vue d’un garçonnet plongé, du jour au lendemain, avec sa famille dans le tourbillon du conflit. Il s’inspire de son expérience personnelle tout en s’en détachant, sans doute pour se préserver. Dans un registre comparable à celui de Munyaneza, Carole Karemera se réapproprie la mémoire du génocide, la réactive tout en revenant sur la beauté d’un pays, d’une culture qui cherche tant bien que mal à mettre de côté cet épisode. Le théâtre, elle le conçoit comme un vecteur d’interactions entre les individus, public et acteurs. Pour elle, il s’agit avant tout de recréer du lien en allant chercher les spectateurs dans la rue, dans les cafés, de générer une nouvelle dynamique collective en s’emparant de cette histoire devant encore être écrite. Son terrain d’action ? Le Rwanda où elle s’installe dès 2005, avec pour objectif la mise en place d’une institution culturelle proche de ses concitoyens. L’Ishiyo Arts Center naÎt un an plus tard, respectant cette ambition et favorisant l’ouverture sur l’ensemble du continent africain.
Ces différentes propositions artistiques sont autant de clés pour construire ou déconstruire une mémoire officielle, polluée par les non-dits et les faux semblants. La parole est enfin donnée aux victimes et à leur descendance peut-être plus apte à témoigner. Le Rwanda est ici l’objet de ces productions, pour autant, Dorothée Munyaneza et ces différents artistes s’inscrivent dans une dynamique bien plus dense portée par toute une génération de jeunes afrodescendant.e.s enfin prêt.e.s à ouvrir la voix. « Ces artistes sont multiples dans les arts visuels, l’écriture, la chorégraphie, le théâtre, la musique. C’est une nouvelle manière de raconter qui nous sommes, de se réapproprier notre Histoire, notre récit, de savoir comment est-ce que l’on se définit aujourd’hui au XXIème siècle. Cela ne s’applique pas qu’aux Rwandais mais à tous mes amis africains ou afrodescendants. Aujourd’hui on veut raconter qui nous sommes, quelle est cette parole de l’Histoire que nous voulons propager, que nous voulons partager. Je suis très fière d’en faire partie».
Unwanted est à découvrir du 30 janvier au 6 avril 2018 au théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Montigny-le-Bretonneux
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