
AYANA V. JACKSON : « QUELLE EST NOTRE HISTOIRE LORSQUE NOUS PRENONS LE CONTRÔLE DE LA NARRATION ? »
PAR MARIE-YEMTA MOUSSANANG
26 MARS 2018
Activiste de l’image, l’artiste afro-américaine Ayana V. JACKSON explore la question de la représentation des Noirs dans les imaginaires collectifs depuis le XIXe siècle. Elle reprend le contrôle de la narration et rétablit des vérités historiques afin de changer les perspectives collectives et les regards individuels.
Sociologue de formation et photographe par vocation, Ayana V. Jackson produit, à travers ses clichés, des chocs visuels en dissonance avec les représentations communément partagées. A l’occasion de l’exposition de sa série photographique « Intimate justice in the stolen moment » à la galerie parisienne Baudoin-Lebon jusqu’au 7 Avril 2018, l’artiste nous a accordé un long entretien.
Retour sur le parcours de cette artiste, qui produit des images à rebours. Ses photographies bousculent, interpellent, éveillent. Une intimation à changer la représentation des corps noirs dans nos imaginaires collectifs et individuels. Rencontre.
« Lucy » par Ayana V. Jackson
« Anarcha » par Ayana V. Jackson
« Tout ce qui a été produit ces derniers siècles en termes de représentation, a été produit dans une perspective eurocentriste sur le monde. »
Bonjour Ayana, qui êtes-vous ?
Je viens du New Jersey, j’ai commencé la photo très jeune, avec mon père qui était photographe amateur, et qui lui-même a découvert la photographie avec sa mère. La photographie a toujours fait partie de mon histoire familiale. J’ai fait des études de sociologie à Spelman College (Atlanta, Georgia), une université privée historiquement importante pour les femmes noires. Après mes études, j’ai travaillé dans le secteur privé pendant 2 ans. J’occupais un poste dans le secteur des télécoms lorsque la bulle internet a explosé en 2001. De nombreuses personnes ont alors perdu leur travail et j’étais l’une d’entre elles. J’ai touché une indemnité de licenciement et avec une partie de cet argent, j’ai acheté des appareils photos. C’est à partir de là que j’ai véritablement commencé mon activité de photographe. Je suis d’abord partie en Afrique du Sud en 2001, ensuite je suis allée au Ghana pour réaliser un sujet photographique sur le Hip-Hop.
Pendant 5 ans j’ai collaboré avec un écrivain qui était mon compagnon de l’époque. Nous réalisions des sujets sur la diaspora africaine en Amérique du Sud : Mexique, Colombie… Quand nous nous sommes séparés, j’ai décidé de partir m’installer en Afrique du Sud. Depuis 2007, je vis entre Paris, New York et Johannesburg.
Pourquoi avez-vous choisi de partir en Afrique après avoir perdu votre travail ? Aviez-vous des réponses à y chercher ?
Pas vraiment… Pour être honnête, je viens d’une famille panafricaine. Mon arrière-grand-père était un proche de Marcus Garvey. Il partageait cette idée que les Noirs américains devaient retourner en Afrique… L’aventure Black Starline et l’installation au Liberia… Ma famille n’est pas allée jusque-là, mais elle était proche des idées de Garvey. C’est ainsi que dans les années 1970, mon grand-père et sa soeur ont acheté un terrain au Ghana. Et jusqu’à aujourd’hui, ma famille possède toujours une maison dans le nord d’Accra. Donc, en ce qui me concerne j’ai toujours grandi en sachant que ma famille possédait une maison au Ghana. Et de fait, nous avons une « famille » ghanéenne, qui n’est pas reliée à nous par les liens du sang, mais qui fait partie de notre famille d’une certaine manière, car ils s’occupent de nos biens à Accra depuis des générations. Ils venaient nous rendre visite dans le New Jersey et ma famille allait à Accra… J’ai grandi avec ce lien à l’Afrique. L’Afrique du Sud c’est différent pour moi, car je n’y ai pas de lien historique ou familial. J’entretiens plutôt une relation d’intérêt et de curiosité avec ce pays… Mais il ne fait pas directement écho à mon histoire. La raison pour laquelle j’y ai installé une partie de mon travail, c’est principalement lié au fait qu’il y a plus d’infrastructures et de dispositifs pour l’art et la photographie.
En ce qui concerne votre pratique artistique justement, comment la définissez-vous ? Pourquoi utilisez-vous votre propre corps comme sujet dans votre travail ?
Mon travail, c’est une trajectoire qui a commencé il y a plusieurs années. Elle se découpe en différents projets, mais ce sont, en réalité, les morceaux d’une seule et unique trajectoire. Dans ma pratique, j’interroge beaucoup mon rapport à mon propre corps, ma condition de femme, de femme noire et ma condition noire. La partie documentaire de mon travail a beaucoup consisté dans une exploration des différentes versions de l’identité noire. Par exemple : le hip-hop au Ghana, les afro-mexicains, les afro-colombiens… J’ai cherché à étendre le cadre d’exploration de l’identité noire, de notre cartographie mentale en termes de représentations, et ainsi, étendre le champ des matériaux disponibles pour répondre à la question de savoir ce que signifie être noir-e.
Je pense qu’en grandissant, j’ai été très affectée par l’imaginaire déployé par les programmes d’aide internationale à destination de l’Afrique, du type « A dollar a day to feed an African Child »… Toutes les photos qui représentaient l’Afrique étaient des photos d’enfants soldats, de famines… J’ai alors commencé à développer un rapport problématique avec mon identité noire. Petite, on m’avait appris à être très fière de mon identité noire… Mais en même temps, toutes les images qui racontaient indirectement mon histoire (car si je suis noire, c’est bien parce qu’à un moment dans l’histoire, j’ai des ancêtres qui viennent d’Afrique…) ne véhiculaient pas une narration dont je puisse véritablement tirer une quelconque fierté. Ou en tout cas, ne me racontaient pas une histoire à partir de laquelle je puisse construire mon identité. A priori, il n’y avait pas beaucoup de matériau pour alimenter mon sentiment de fierté lié à ma filiation. Au contraire. C’était toujours des représentations primitives, la mort, les maladies, les destructions… Et à partir de là, j’ai commencé à ressentir un malaise, une insécurité dans mon identité noire, en tant que personne noire… Même si dans le même temps, ma famille panafricaine, me répétait « tu dois être fière d’être noire » « black is Beautiful » « Africa is home » .
Rendre visible les histoires des Noirs, racontées par eux-mêmes, à travers les différentes situations historiques, géographiques, politiques, économiques…Est-ce une manière de reprendre le contrôle de la narration?
Oui, c’est à ce moment que j’ai commencé à entrer dans le monde de l’art. J’ai commencé à lire des penseurs comme Susan Sontag. Et c’est comme cela que la question de l’identité noire s’est transformée en un questionnement sur moi-même. J’ai commencé à comprendre qu’explorer les identités noires, c’était surtout une manière d’explorer mon identité à moi. J’ai compris que ma quête était en réalité très personnelle. A partir de ce moment-là, il m’est apparu évident que je devais continuer mon exploration à partir de moi-même, de me prendre comme sujet, de prendre mon propre corps comme sujet. La question est devenue « pourquoi ne pas te poser ces questions que tu poses aux autres, aux moyens de tes propres dispositifs artistiques ». C’est comme cela que j’ai commencé à appréhender mon corps comme sujet.
Utiliser votre propre corps comme sujet, est-ce une démarche que vous envisagez de poursuivre?
Oui, enfin je ne sais pas. Pour le moment c’est ce qui me paraît juste et approprié. J’ai commencé à utiliser mon corps pour mon projet « Leapfrog » car je souhaitais représenter huit archétypes de femmes, que j’ai performés moi-même. Ensuite, dans « Poverty Pornography » je voulais représenter la mort, la destruction, la dictature…et montrer la tension qui existe entre séduction et répulsion. C’est pourquoi j’ai utilisé mon corps nu comme une métaphore de cette violence. Dans « Archival Impulse » j’ai commencé à performer la photographie ethnographique parce que je souhaitais remonter le fil de l’histoire de la photographie. Dans chacun de ces projets, j’ai exploré le rapport de violence exercé par la photographie sur le corps noir. Si j’avais utilisé un modèle, je me serais retrouvée dans la situation de reproduire une fois de plus, cette violence à l’encontre d’un corps noir. Et comme j’envisageais ces photos comme un travail de critique, de remise en question, je ne pense pas que cela aurait fonctionné si j’avais utilisé une autre personne que moi-même comme sujet. Cela aurait simplement produit une autre version du même rapport. Voilà pourquoi c’est moi, mon corps, que je représente.
En un sens, c’est un portrait. Je ne sais pas s’il s’agit d’un auto-portrait mais il y a une tentative de portrait qui se joue. Pour autant, ce n’est pas tellement de moi qu’il s’agit. C’est une exploration à partir de moi-même comme support, mais le travail ne traite pas de moi directement.
Portrait d’Ayana V. Jackson
« Dans chacun de mes projets, j’ai exploré le rapport de violence exercé par la photographie sur le corps noir. »
Dans votre série « The Becoming Subject » vous produisez des images qui interpellent, car on n’en trouve pas trace dans le grand album de l’imaginaire collectif. Pourtant ces femmes ont existé, elles sont noires, dignes, nobles, altières et portent des tenues sophistiquées de l’époque victorienne.
Absolument. Ce qui est drôle au sujet des portraits, c’est que l’une des premières images à partir de laquelle j’ai travaillé est une photo de mes arrière-grands-parents, datant des années 1900. Ces photos victoriennes que j’ai réalisées s’inscrivent dans la lignée de ces photos de mes ancêtres, et d’autres clichés que j’ai trouvées comme par exemple celle qui m’a servi de trame pour « The brown paper bag test », la photo des cinq jeunes femmes noires habillées. C’est une photo que j’ai trouvée à l’université Spelman pendant mes études. Cette photo date des années 1880 et représente une promotion d’étudiantes noires à l’obtention de leur diplôme.
J’ai réalisé alors que cette photo avait été prise à peu près à la même période que celle de mes arrière-grands parents, peut-être dix ans plus tôt. Mais ce qui est incroyable, c’est que c’était également la période de la photographie ethnographique. Donc il y a, au même moment, ces représentations radicalement différentes de femmes noires, certaines urbaines, d’autres paysannes, les unes capturées par un regard ethnographique, les autres émanant de la volonté du sujet par lui-même et pour lui-même.
Comment se fait-il que ces images de femmes altières ne fassent pas partie de notre imaginaire collectif, mais qu’à la place nous ayons en tête leurs contemporaines, photographiées à la même époque de manière ethnographique, comprendre « animalisante » ?
Les photos ethnographiques avaient pour objectif de soutenir l’idéologie colonialiste, elles sont devenues les images de l’imaginaire collectif car ce sont ces photos qui ont circulé dans l’espace public. Les autres photos, celles que j’ai trouvées dans mon université, dans mes archives familiales étaient des photos qui ont été conservées dans la sphère de l’intime. Plus j’ai commencé à parler de ce type de photos autour de moi, plus j’ai découvert que de nombreuses personnes en possédaient de semblables dans leurs archives familiales.
Dans les faits, ces photos étaient des commandes personnelles, destinées à un usage familial. Elles faisaient partie de notre représentation privée de nous-même, alors que de l’autre côté, le reste du monde n’avait pour représentation des personnes noires, que les images véhiculées par la propagande coloniale. Quand j’ai découvert cela, l’enjeu pour moi est devenu de rendre public cette imagerie privée. La question centrale ici, c’est « qu’avons-nous à dire à propos de nous-mêmes » ?
Dans Poverty pornography et Archival Impulse, vous questionnez déjà le rôle de la photographie comme instrument de diffusion idéologique. D’abord il s’agit de la photographie ethnographique produite dans un but de propagande pour justifier l’expansion coloniale et la mission civilisatrice européenne. Ensuite, arrive le moment de la photographie journalistique, qui a produit l’imagerie des guerres, des famines et de chaos associé à l’Afrique depuis le milieu du XXème siècle, pour soutenir le développement des programmes d’aide internationale et autres partenariats économiques…
Oui, mais il ne s’agit pas seulement du traitement de l’Afrique, ni seulement du traitement des corps non-européens…Car au fond, quand on fait le tour de la question, on tombe sur le problème de l’eurocentrisme. Je suis sûre que ce moment passera, mais tout ce qui a été produit ces derniers siècles en termes de représentation, a été produit dans une perspective eurocentriste sur le monde. C’est seulement un moment. Il y a eu quelque chose avant l’eurocentrisme, il y aura quelque chose après. Si nous commençons à prendre conscience du fait que ce type de domination est temporaire, alors nous pouvons commencer à changer notre regard sur les choses. Mais je pense que la volonté de penser le monde différemment se heurte à une grande résistance. Un des dommages de cette pratique c’est cette idée de mettre les personnes dans des cases en permanence. Le mécanisme d’essentialisation, qui s’est mis en place comme manière de penser le monde est destructeur, et au fond, ne nous permet pas vraiment de réellement penser le monde. Et je pense que la photographie a eu une grande responsabilité dans cette histoire. Elle a renforcé le mécanisme d’essentialisation.
Et donc, quand j’ai commencé à relier les dates entre elles, pendant mon travail de recherche sur les archives, quelque chose a changé dans mon regard. La diversité des narrations, l’existence concomitante de plusieurs histoires, de plusieurs types de femmes noires… Mais la diffusion d’une seule représentation dans l’espace public, une représentation ethnographique qui n’est pas celle que nous avons produite nous-mêmes à propos de nous-mêmes. C’est de là qu’est née ma volonté de montrer au plus grand nombre l’imagerie de l’intimité de nos foyers.
Plus récemment, votre série « Intimate Justice in the stolen moment » va encore plus loin. Cette fois, il ne s’agit plus d’interroger mais de produire des images qui se présentent comme des toiles de maîtres hollandais, grâce à un effet pigmentaire intégré dans le travail d’impression. Ces photos reprennent les codes de la peinture classique, mais vous changez le propos. Vous écrivez la partie de l’histoire qui a été effacée. Vous réhabilitez et intégrez un élément disruptif qui vient changer les termes de la conversation. Cela m’amène à vous poser la question de la beauté. Comment appréhendez-vous la notion de beauté ? Comment vous situez-vous par rapport à ce concept ?
Je ne pensais pas tellement à la notion de beauté mais plutôt à celle du regard. Quand on étudie l’histoire des Beaux-arts, l’histoire de l’art, le geste de faire peindre son portrait n’était accessible qu’à la haute société. Ce n’était pas monsieur tout-le-monde qui pouvait se permettre de passer une commande de tableau. Le fait qu’il n’y ait pas ou très peu de représentations de personnes noires à cette époque, est lié au fait que l’immense majorité d’entre elles était paysannes. Mais on sait cependant qu’il y a eu des nobles d’ascendance africaine, vivant en Europe sous l’ère victorienne. Mais le fait que nous ne les voyions pas représentés dans les cadres traditionnels de l’aristocratie blanche, avec les mêmes codes, fait inconsciemment émerger l’idée que la noblesse n’est pas un caractère qui appartient au corps noir, que le corps noir n’a pas le droit d’être noble. Ou bien, qu’il ne peut simplement pas être montré, ni considéré comme noble.
Donc d’un côté, je travaille à partir de photos de famille, des photos liées à mon histoire, mais d’un autre côté, je travaille à partir des codes de la peinture figurative classique, c’est une manière d’inscrire les corps noirs dans un référentiel historique global. Je les inscris dans la tradition des tableaux de la noblesse. J’ai souhaité remettre cette question au centre, pour nous rappeler que cette noblesse existe en relation avec le corps noir, que ce que l’idée de noblesse exprime, est compatible avec le corps noir. J’ai d’ailleurs réalisé une série intitulé « Dear Sarah » pour mettre en scène la filleule nigériane de la Reine Victoria. Donc pour moi, l’enjeu n’était pas tellement la beauté, mais plutôt la noblesse, la grandeur.
…Et d’interroger par la même occasion l’institution qui valide, qui décide ou non d’attribuer ce caractère.
Oui exactement. Qui décide ? Qui détermine la position sociale d’une personne, de son statut ? Mais je voulais affirmer que l’absence de nos corps dans cet espace n’est pas véridique. Car si l’on connaît un tant soit peu l’histoire, les personnages qui ont compté, on observe qu’il y a eu de nombreux personnages nobles d’ascendance africaine. Dumas, Pouchkine… il y a eu une multitude de personnalités afro-descendantes, mais elles ne sont pas représentées en tant que noirs.
Mon travail est très lié à la question du souvenir, de nos mémoires, j’utilise des photos du XIXe siècle pour parler du XXe siècle. Aujourd’hui je remonte plus loin, c’est pourquoi je fais référence à la peinture à l’huile des maîtres hollandais. J’essaye de semer des petites images dissonantes qui permettent soudainement, de faire émerger de nouvelles perspectives. C’est cela mon travail.
« Tignon » par Ayana V. Jackson
« Je crois que dans notre génération, nous sommes de plus en plus nombreux à mener nos activités, à tracer notre propre route en dehors des institutions et autres espaces de validation, en dehors des normes, et à développer nos propres formes d’expression. »
Si je comprends bien, votre travail est au fond, très lié à la question de l’image que les personnes noires ont d’elles-mêmes. Vous abordez la problématique de l’image d’elles-mêmes que les personnes noires sont en mesure de se forger, des outils disponibles et des supports de projection dont elles disposent… Et également de ceux qui leur font défaut dans la grande galerie mondiale des représentations eurocentrées. Dans votre démarche, il y a clairement une intention de réhabiliter une partie de l’Histoire qui est passée sous silence, DES histoires passées sous silence. Mais pensez-vous que les personnes noires ont réellement besoin de lire, de voir, d’entendre des histoires de royauté passées ( du type « When we were Kings… ») pour être capables de construire une opinion positive d’elles mêmes aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela dit de nous ?
J’ai grandi en tant que noire américaine aux Etats-Unis, dans ma famille nous célébrions Kwanzaa (ndlr : kwanzaa est une fête célébrée par les Afro-américains pour valoriser leur africanité et se tenant du 26 décembre au 1er janvier) , on vivait avec tout cela…C’est mon contexte. Il se trouve que nous, les noirs américains nous avons un rapport très différent à notre condition noire, à notre africanité, à notre place dans la société américaine, comparé à ceux que j’appellerais les « migrants volontaires ». J’appelle « migrant volontaire » par exemple, un parisien noir, né à Paris, mais dont les parents sont nés ailleurs. Ses parents ont émigré volontairement, que ce soit pour du travail ou autre. Le fait qu’ils aient pu quitter un pays volontairement pour émigrer dans un autre, c’est ce qui importe. C’est le fait que leur migration soit le fruit d’une décision volontaire. Ils savent d’où ils viennent. Ils ont cette richesse de savoir où se trouve leur pays. « They know where home is ». La différence, pour les noirs américains, c’est que même s’ils font de Paris leur maison, ils n’auront jamais cette connaissance de leur filiation. Notre histoire commence, ou du moins jusqu’à présent, nous a été racontée à partir de la période de l’esclavage. Donc pour nous « home is the United States » il n’y a pas d’autre narration. Nous ne pouvons pas dire « mes arrière-arrière grands-parents venaient du Nigeria, ou du Ghana… » Et pour nous, le fait que notre histoire commence avec l’esclavage, avec l’assujettissement, et le fait de ne pas être en mesure de se raccrocher à un autre passé…cela crée une infériorité. N’ayant pas d’héritage à revendiquer, nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter le statut que l’on nous attribue, ainsi nous tolérons le fait d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. Nous consentons à cette narration. Dans ces termes, nous nous pensons en tant que descendants d’esclaves. Ainsi, nous ne nous trouvons pas en capacité de revendiquer le statut de descendants de personnes qui ont été réduites en esclavages.
Rien que la nuance entre ces mots « esclave» (slave) et « personne qui a été réduite en esclavage » (enslaved). Il y a une différence énorme entre les deux ! Mais ce que l’on entend souvent c’est que que nous avons été esclaves. Donc à l’époque de Garvey, à l’époque du mouvement des droits civiques, au moment du mouvement panafricaniste, c’est là qu’a commencé à émerger cette notion que « We were once Kings » parce que nous commencions à prendre conscience que notre histoire ne commence pas avec le colonialisme, avec l’esclavage, mais que des systèmes de gouvernance en Afrique ont existé auparavant, des royaumes, Tombouctou… Tout ce à quoi nous aurions pu nous rattacher mais qui a été complètement déconnecté de notre histoire, car nous sommes des déracinés. Donc je crois que c’est pour cela que dans l’imaginaire noir-américain, c’est devenu important de pouvoir se représenter en tant que roi, quand bien même cela a pu être un peu simpliste parfois. Et en un sens, c’est cet effort de mémoire que je perpétue. Parce que c’est seulement en nous pensant comme autre chose que des descendants d’esclaves, que nos esprits pourront étendre le champ de nos possibles. Considérer que notre moment d’asservissement n’a été qu’un moment de notre histoire, qui ne recouvre absolument pas toute notre histoire. Je crois qu’il y a eu une nécessité psychologique, surtout pour la génération de mon père, né en 1951, et la génération de mon grand-père né en 1912, de pouvoir se projeter dans de la royauté.
Aujourd’hui, je ne dirais pas que c’est moins important, mais je pense que nous avons plus de référentiels pour nous construire… Nous avons aujourd’hui accès à un champ d’exploration beaucoup plus vaste pour comprendre ce que signifie être noire, d’ascendance africaine dans le monde. Et je continue à penser qu’il y a encore du travail à faire dans ce sens. Par exemple, nous nous trouvons actuellement à Paris, et je crois que dans l’imaginaire collectif des français blancs, il y a cette idée que les noirs présents sur le territoire français ont fui une réalité difficile et qu’ils restent en France parce qu’ils y trouvent une meilleure qualité de vie. Moi, je sais que cette idée est une possibilité mais que ce n’est pas nécessairement la réalité. En vérité, une personne noire peut venir d’un milieu très privilégié en Afrique et vivre de manière beaucoup moins confortable à Paris qu’à Abidjan, par exemple. Je pense que cette idée que les Africains sont en Europe pour profiter des richesses de l’Europe, car ils viennent de pays pauvres est encore très répandue dans l’imaginaire collectif. Donc, je crois que nous savons, nous connaissons la vérité, mais elle reste entre nous. La question devient alors : « Que faisons nous pour changer la manière dont le reste du monde nous perçoit, la manière dont il entre en relation avec nous ? » Même si l’on sait tous au fond que nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’à nous imaginer en rois et reines ou en nobles. Le fait que nos corps existent et prennent place, s’inscrivent dans des espaces de noblesse, c’est quelque chose que le reste du monde doit comprendre. Ou du moins, être capable d’imaginer, afin de rompre avec cette sorte de rapport hiérarchique qui existe entre le corps non-blanc et le corps blanc.
Faire l’expérience d’être minoritaire, c’est aussi bénéficier de cette capacité de double regard. Avoir la possibilité de choisir d’entrer dans le monde qui est proposé, ou de le tenir à distance. C’est avoir conscience que ce monde qui paraît réel, n’est qu’une proposition de réalité. Une narration.
Oui, je trouve qu’il y a quelque chose de beau dans cette position. En ce qui me concerne, le fait d’être souvent invisibilisée, c’est d’abord très liée à ma condition de femme. Mais le fait d’être une femme noire aggrave cette situation. Il y a quelque chose de beau dans cette position de pouvoir décider de dire « Je ne vais pas faire des saltos arrière pour que tu me remarques » , je vais juste faire ce que je dois faire pour moi-même, pour ma communauté…et ne pas gaspiller mon énergie à essayer d’attirer l’attention de personnes qui refusent de me voir. Je crois que dans notre génération, nous sommes de plus en plus nombreux à mener nos activités, à tracer notre propre route en dehors des institutions et autres espaces de validation, en dehors des normes, et à développer nos propres formes d’expression.
Quand j’ai commencé la photographie, on me disait constamment « oh tu devrais assister untel, ou tel photographe…tu devrais faire les choses comme ceci et comme cela… » Et j’ai réalisé que je n’avais pas envie de faire les choses de telle ou telle manière. J’ai pris conscience du fait que j’avais quelque chose de très singulier à exprimer, et que par conséquent, tant que je serai capable de trouver moi-même la manière d’exprimer ce que je veux exprimer, je le ferai.Mais je crois que, en tant que personnes noires, nous sommes habitués à travailler dans l’ombre. Et c’est vraiment le sujet de cette exposition « Intimate justice in the stolen moments ». J’ai beaucoup travaillé sur la nuance entre « slave » par opposition à « enslaved ». Dans l’espace qu’ouvre le mot « enslaved » il y a une dimension temporelle qui entre en jeu. On peut envisager l’esclavage comme un état, une condition, qui s’inscrit dans une temporalité donnée, et on peut alors commencer à imaginer des moments pendant lesquels nous n’avons pas été soumis à cette condition d’esclave.
Que cet espace soit celui des rêves, qu’il soit celui de l’intimité, qu’il s’agisse des cinq minutes pendant lesquelles la maison est vide, et qu’au lieu de nettoyer le canapé, on s’assoit dessus et que l’on se repose. Ces moment volés, ce sont ces moments pendant lesquels on existe, on est soi-même. Ce sont les moments dans lesquels tu retrouves ta souveraineté. Cette notion de souveraineté est très importante pour moi. Cela signifie que dans le même temps où mes ancêtres ont vécu dans la condition d’esclave, j’ai aussi un héritage de liberté. Cet héritage existe et il nous appartient. Et donc ces moment volés, ces moments pendant lesquels on résiste, car ce sont des moments de résistance – pendant lesquels nous ne sommes rien d’autre que la personne que l’on est censée être. Ces moments de résistance sont le lieu où s’est exprimée, ou s’exprime de la liberté, qu’il s’agisse d’une période d’esclavage, d’un régime politique raciste, colonial, post-colonial, un système d’oppression quel qu’il soit. Nous avons toujours notre souveraineté, nos moments volés, et il est important de nous le rappeler, de le rappeler aux autres, et à l’humanité entière. Car ces moments et cette narration sont encore invisibles au grand public. Et je crois que faire ce travail de rappel et de monstration est extrêmement important.
Vous vivez entre Paris, New York et Johannesburg, j’imagine que vous êtes exposée à différentes manières d’être perçue en tant que femme noire dans ces sociétés. C’est probablement très riche, et cela nourrit le champ de votre expérience. Alors, à qui s’adressent vos photos ?
Je m’adresse à moi-même, déjà. Quand je repense à mon enfance, vous savez j’étais la seule fillette noire dans mon équipe de gymnastique, j’étais une des 3 seules fillettes noires de mon école privée catholique… Je me suis toujours sentie en sécurité, belle, entière lorsque j’étais dans ma famille…mais dans les moments où je me retrouvais dans des espaces à présence majoritairement blanche, je devenais consciente de ma différence. Tout le monde ne me faisait pas sentir ma différente, mais le problème c’est que je n’avais pas de miroir. J’aurais voulu que mes cheveux sentent le shampoing chaque matin, qu’ils ondulent au vent, comme ceux des autres petites filles. Et il n’y avait personne avec qui je puisse connecter, partager. Mais pour être honnête, je n’ai pas vraiment subi de racisme. Bien sûr, on me posait des questions stupides à propos de mes cheveux, mais ce n’était pas par méchanceté, même si quelque part j’en souffrais. Il y a une part de moi qui essaye de parler à cette fillette que j’étais, pour lui dire que oui, il y a des différences entre les blancs et les noirs, mais que nos différences sont belles. Et je lui dis qu’elle a un héritage, qu’elle a une trajectoire, qu’elle a autant que les autres. Je repense à moi, petite fille insécure à propos de sa peau, de ses cheveux, des cours d’histoire pendant lesquels il fallait parler de ses origines. Vous savez, les Etats-Unis sont un pays d’immigrants..donc il y avait toujours un devoir, à un moment de l’année, où les uns pouvaient dire « mes ancêtres viennent de France » « d’Allemagne » …Les miens venaient toujours d’Afrique, mais c’était une vague idée. Et surtout, avant toute chose, ma généalogie c’était l’esclavage. Ma famille était un produit de l’esclavage. Et cela me faisait ressentir un sentiment de honte par rapport à mes origines. En tout cas, ce n’était pas un sentiment de fierté.Donc je suis avant tout ma première audience.
Le deuxième public auquel je m’adresse, c’est la diaspora noire, où qu’elle se trouve dans le monde. Et je m’aperçois que beaucoup de personnes connaissent cette imagerie. Comme je le disais, c’étaient des photos intimes, conservées et consommées dans la sphère de l’intime. Donc le fait de les reproduire et de les montrer est une manière de rappeler à ceux qui ne les connaissent pas que ces photos correspondent une des facettes de notre expérience noire.
Et enfin la méta-conversation, c’est avec tous ceux qui souffrent du racisme. Je pense que le système hiérarchique qui est associé au discours sur les races est une maladie. Cela nous empêche d’être capable de vraiment percevoir l’autre tel qu’il est. C’est une narration factice. Cela crée un cadre dans lequel on perçoit les différences comme quelque chose de négatif, en opposition à quelque chose de bon. Moi je pense la différence comme quelque chose d’enrichissant. Il y a rien de mal à reconnaître que nous sommes différents. Le problème c’est l’instrumentalisation de ces différences, et le fait de s’en saisir pour justifier des systèmes de hiérarchie. Pour moi, la réponse n’est pas dans le mélange, ni dans la non-reconnaissance des différences, mais dans le respect de ces différences. Donc, je m’adresse aussi à l’humanité en général. A tout ceux qui souffrent encore d’un mode de pensée affecté par la notion de hiérarchie des races, de hiérarchie en terme d’origine géographique…ou autre. Cela détruit notre humanité.
Expo « Intimate justice in the stolen moment » à la galerie parisienne Baudoin-Lebon jusqu’au 7 Avril 2018.
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