
FELWINE SARR « SI LES NATIONS AFRICAINES VEULENT SE REMETTRE DEBOUT, ELLES ONT BESOIN DE RECUPERER CETTE PART IMPORTANTE DE LEUR PATRIMOINE »
PAR OUMY DIALLO
09 MARS 2019
L’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr a remis le 23 novembre 2018 à Emmanuel Macron -avec l’historienne de l’art Bénédicte Savoy- un rapport « sur la restitution du patrimoine culturel africain ». Alors que vingt-six œuvres vont êtres rendues au Bénin, l’universitaire analyse les enjeux de cette décision pour le continent africain.
Auteur de l’essai Afrotopia (Philippe Rey, 2016), intellectuel touche-à-tout, écrivain, éditeur et musicien, Felwine Sarr est de ces esprits libres capables de sentir l’époque. Né en 1972 au Sénégal, il enseigne l’économie à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Suite au discours de Ouagadougou (28/11/2017), Emmanuel Macron, lui propose de participer à la rédaction d’un rapport visant à restituer aux pays africains qui le souhaitent, les œuvres d’arts acquises par le France durant la colonisation. Source de joie et de crainte, le document, fruit de huit mois d’intense labeur, fait polémique. Rencontre avec l’universitaire le 2 décembre 2018 dans le cadre du festival Plume d’Afrique à Tours.
“Je ne suis ni achetable, ni impressionnable ni manipulable. Mes rêves, ils ne les ont pas en magasin.”
Quelle est la situation des œuvres du patrimoine africain en France et en Afrique ?
Le musée du Quai Branly possède 70 000 œuvres qui proviennent du continent africain et en France on en dénombre au moins 90 000. Dans les collections africaines les plus fournies, on trouve entre 3 000 et 6 000 œuvres. Le déséquilibre est absolument abyssal. C’est une région spécifique de ce point de vue, car l’essentiel du patrimoine est en dehors du territoire. 66 % de ces objets sont arrivés entre 1885 et 1960 soit pendant la période coloniale. Les provenances géographiques recoupent d’ailleurs exactement les pays de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF). Ce n’est qu’après les indépendances que les musées français ont commencé à acheter des objets qui viennent du Ghana et du Nigéria pour diversifier leurs collections. Cette époque coloniale est caractérisée par une asymétrie structurelle.
Comment Bénédicte Savoy et vous avez procédé pour la rédaction du rapport ?
Nous n’avions que huit mois. On a d’abord créé un premier groupe appelé Critical Friends, composé de gens de musée dont Stéphane Martin le directeur du Quai Branly, des artistes, des juristes, des philosophes, des curateurs. Des personnalités dont nous estimions qu’elles pouvaient nous aider à problématiser la question. Ensuite, nous sommes passés au travail d’inventaire dans les musées avec Victor Klaas -un jeune docteur historien de l’art- principalement au musée du Quai Branly qui détient la plupart des œuvres. Puis, nous nous sommes occupés de la question juridique en montant un second groupe avec vingt-sept juristes spécialistes en droit du patrimoine possédant l’expérience de processus de restitution de reste humains, de tête Maoris et de spoliation des biens juifs. À l’issue des ateliers, une proposition de loi est née. Nous sommes allés à Dakar, pour une réflexion avec des conservateurs de musées africains autour des enjeux philosophiques de la question et avons voyagé en Afrique dans plusieurs pays, afin de rencontrer les acteurs, discuter avec eux, nous enquérir de leur conception, voir les lieux, les musées, les dispositifs d’accueil et nous faire notre propre idée. La rédaction du rapport a démarré début août 2018.
Quel fut le principal obstacle ?
Psychologique (rires). On nous disait que c’était une mission impossible. Heureusement, nous avons quand même eu des soutiens mais il fallait vraiment avoir une conviction ancrée pour croire que le travail que l’on faisait n’était pas inutile. Il y avait des blocages psychologiques de la part des acteurs concernés. D’un point de vue technique, aucune difficulté. Même si aujourd’hui le Président du Quai Branly tient des propos totalement déraisonnables à notre sujet et sur la mission, il faut lui reconnaître qu’il a coopéré. Nous avons pu avoir accès aux bases de données d’excellente qualité du Quai Branly (une des meilleures d’Europe) et travailler en toute sérénité.
Comment s’est déroulée la présentation à l’Elysée ?
Emmanuel Macron avait déjà pris connaissance d’une version antérieure et d’un compte-rendu de ses conseillers. Nous ne savions pas quelles étaient ses intentions. Franck Riester, le nouveau Ministre de la Culture, était présent, ainsi que divers conseillers. Nous étions à peu près une dizaine autour de la table. Dès le début, le débat a tourné autour du concept de la provenance. En matière d’art, ce n’est pas seulement la provenance géographique mais la manière dont l’œuvre est entrée dans le patrimoine : le geste de captation patrimonial. Un objet entré comme butin de guerre n’aura pas la même provenance qu’un objet entré par vente, don ou leg. Une des recommandations clés du rapport est la restitution sans conditions des objets pour lesquels le consentement fut vicié. Un des interlocuteurs a donc avancé l’idée d’un travail supplémentaire sur la notion de provenance. Nous avons rejeté en bloc cette proposition. Pour la restitution à court terme, nous avons proposé le chronogramme suivant : restitution des inventaires aux pays concernés, restitution immédiate d’œuvres à forte charge symbolique dont nous savions qu’elles étaient réclamées par le Bénin, et dont les conditions d’accueil nous semblaient réunies. Il n’y avait aucune raison de ne pas les restituer si ce n’est l’obstacle de la loi. Il était très important pour nous de ne pas entamer un cycle long comme en Allemagne où les recherches sur la provenance durent 10 à 15 ans, ce qui est une manière de faire du dilatoire et de ne jamais résoudre la question. On a eu le sentiment que quelque chose avait bougé et que cette rencontre fut déterminante dans son choix de restituer immédiatement vingt-six œuvres au Bénin. Emmanuel Macron a aussi affirmé qu’il y aurait une prochaine étape pour que le processus se mette en route et qu’il souhaitait impliquer les autres pays européens en organisant une réunion au premier trimestre 2019 à Paris entre les acteurs africains, français et européens.
“ Ce manque a un impact sur les subjectivités contemporaines des individus, y compris parce que l’on est porteur de mémoires qui nous dépassent.”
Aviez-vous accepté tout de suite la proposition du Président français ?
Non. Comme tous les africains, j’ai d’abord été très surpris par l’annonce de Ouagadougou (28 novembre 2017, NDLR) que je n’ai pas prise au sérieux. J’ai rapidement pris conscience de sa volonté d’aller au-delà du discours et apprécié le fait que l’Afrique soit associée à cette réflexion. Je me suis auto désigné représentant de l’Afrique en me disant que mon rôle était de faire valoir nos points de vue. Il y a toujours le délicat rapport entre l’intellectuel et le politique. Je sais très bien les dangers encourus à frayer avec eux et j’ai toujours évité cela, surtout en Afrique, pour conserver une autonomie et une liberté de parole.
Qu’est ce qui vous a décidé ?
Il y avait une forte volonté politique. Bénédicte Savoy a été déterminante dans mon choix, elle est venue me voir à Nantes pendant mon année sabbatique de recherche à l’Institut des Études Avancées de Nantes et m’a convaincu. Dans Afrotopia je pense en théorie des problématiques liées à la décolonialité et la question des oeuvres est éminemment décoloniale. J’avais l’occasion de prendre un risque, de me confronter à la pratique avec tout ce que cela suppose d’implication. Je savais quelles étaient mes intentions profondes, je n’étais mu par rien d’autre que de bien faire le job. Je suis une tête de mule (sourire) et si j’avais senti un manque de sérieux au cours du processus je l’aurais fait savoir en démissionnant avec fracas. Je ne suis ni achetable, ni impressionnable ni manipulable. Mes rêves, ils ne les ont pas en magasin.
Quelles ont été les réactions en Afrique ?
Des mises en garde, « vous allez vous faire manipuler ». Beaucoup de scepticisme, les gens n’y croyaient pas. Ils octroient une puissance symbolique à l’ancien colonisateur. Quand une relation est problématique sur le long terme, même quand il y a une avancée qui se profile, les gens n’y croient pas. Puisqu’ils se sont fait avoir plusieurs fois, ils pensent que cela va continuer. C’est peut être là que la question générationnelle joue. Je ne porte pas sur mes épaules le poids de la Françafrique, je ne suis pas un vétéran. Jusqu’au bout certains de mes aînés sur des combats d’idées n’y ont pas cru et j’ai compris pourquoi. Chez les jeunes c’était mitigé, certains disaient « il n’y a pas besoin d’une commission, il n’ont qu’à nous rendre les œuvres point barre » (rires). Quand Macron a annoncé qu’il allait restituer immédiatement ça a été une grande surprise. La relation est fortement chargée et il y a une confiance à renouer. Quand on voit la manière dont les migrants sont traités, les frais d’inscription qui augmentent pour les étudiants étrangers et tout un tas de problématiques relationnelles on peut comprendre que les gens soient dubitatifs.
Qu’avez-vous pensé des déclarations controversées d’Emmanuel Macron concernant « le défi civilisationnel » et le nombre d’enfants par femme en Afrique ?
J’ai décrié ces déclarations que j’ai trouvées très condescendantes. Il y a aussi celles sur les « kwassa-kwassa », sur la francophonie qui ont parfois eu des relents de conquêtes des vieilles Lumières alors que c’est un espace d’échange culturel horizontal. Tout cela fait que les avancées ne sont pas perçues dans l’imaginaire. Mais en même temps, il avance sur les questions historiques avec des déclarations sur la colonisation et la torture en Algérie, même s’il les a un peu tempérées à son retour en France durant la campagne, sur les tirailleurs lors des commémorations de la Première Guerre mondiale et finalement la question de la restitution. Je pense que c’est un homme avec une rationalité politique, mais avec un vrai intérêt pour les questions liées à l’histoire et à la mémoire. Il faut se souvenir qu’il fut l’assistant de Paul Ricœur qui dans son ouvrage La Mémoire, l’histoire, l’oubli écrit dans la préface : « Je remercie Emmanuel Macron pour m’avoir offert l’appareil critique de ce livre ». Ça montre que cette question l’intéressait d’un point de vue philosophique et historique.
Comment les restitutions des œuvres se dérouleront et en quoi consiste cette réforme du code du patrimoine ?
Il faut déjà souligner qu’aucune restitution n’a lieu sans demandes des pays. Pour le moment, la seule requête est celle du Bénin. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a jamais eu par le passé. À l’orée des indépendances, les pays africains en ont formulé beaucoup qui se sont toutes vues rejetées et probablement que lassés, ils ont abandonné. Même cette demande du Bénin qui date de 2016 a été rejetée et se trouvait dans les archives du ministère des Affaires Étrangères. Une commission bipartite entre le Bénin et la France examinera la provenance et les conditions matérielles et techniques de la restitution. Cela impliquera probablement un changement de la loi en attendant qu’une date soit prise dans le calendrier législatif français et que la loi soit votée et promulguée. Un prêt à long terme permettra la restitution aux pays qui le souhaitent.
Il faut une section qui aménage le code du patrimoine pour faire sauter le critère de l’inaliénabilité et de l’imprescriptible quand il s’agit d’œuvre du patrimoine entrée en France sous une forme dont on peut établir que le consentement n’était pas acquis. C’est une formule pour parler des vols et spoliations établies. Cela nécessite une recherche historiographique.
Cette décision est source de peur et de vifs débats. Avant la remise du rapport, vous attendiez-vous à une telle polémique ?
Pas d’une telle ampleur. Il y a des débats en France, en Europe, aux Etats-Unis et jusqu’à Singapour d’où nous recevons des demandes d’interviews. Par contre ce qui ne me surprend pas et qu’on soupçonnait, c’est que la question de la restitution des œuvres d’art soulève un impensé et un inconscient non décolonisé. Chez certains, cet inconscient s’exprime avec la plus grande vigueur. Même dans le camp des musées et des conservateurs il y a des clivages. D’ailleurs une tribune va paraître bientôt dans laquelle une quarantaine d’écoles d’art soutiennent le rapport alors que les anciens gestionnaires d’institutions veulent le statu quo. Cela oblige nos défenseurs à se manifester et de ce point de vue là le débat est intéressant. Après la première salve nous avons l’impression que la balance penche désormais de notre côté dans l’espace médiatique.
“ Pendant nos travaux, nous avons découvert que des gens avaient théorisé la captation patrimoniale : le fait de prendre ces objets de création à un peuple pour l’empêcher de se reconstruire. Ils savaient ce qu’ils faisaient. C’était un système.”
Vos détracteurs dénoncent le manque de structure d’accueil sur place…
Il y a 500 musées en Afrique et quand le Quai Branly a prêté des œuvres au musée de la famille Zinsou au Bénin, le nombre de visiteurs a explosé, atteignant 260 000 visiteurs en six mois, particulièrement des jeunes. Il y a donc une soif de se reconnecter au patrimoine.
Nous avons été voir des communautés de base dans beaucoup de pays d’Afrique pour toucher du doigt cette question : Quelle fonction vont occuper ces masques s’ils reviennent ici ? Dans certaines communautés la statuette a encore beaucoup d’usages rituels symboliques. Les réponses sont plurielles, certains disent que ces masques sont dévitalisés et qu’ils seront enterrés. D’autres disent qu’ils peuvent les recharger spirituellement et les réintégrer dans une dynamique, dans une économie régénérative. Conclusion, il y a une pluralité de dispositifs et de rapports au patrimoine. L’argument qui consiste à affirmer que l’Afrique ne dispose pas de musée digne de ce nom n’est pas recevable. Cette vision de l’objet éternel est occidentale. Avant d’arriver dans les musées européens ces objets ont survécu pendant des siècles. De plus, ils ont été fabriqués dans du bois africain fait pour résister à un certain climat.
Dans quelle mesure la restitution peut permettre à l’Afrique de se reconnecter avec elle même comme vous le préconisez dans votre essai Afrotopia ?
Aujourd’hui, vous êtes un jeune africain, vous naissez, vous habitez à Bamako ou au Bénin, il y a eu des empires, des royaumes, des rois, il y a une Histoire riche. Hors, vous ne voyez pas cela. Vous n’avez pas votre mémoire, vous ne pouvez pas vous connecter dans la durée, vous ne savez pas ce que vos ancêtres ont fait. Vous êtes un artiste et vous ne pouvez pas contempler ni vous inspirer des formes anciennes. Les artistes d’avant-garde européens comme Picasso, se sont inspirés des masques et statuettes nègres, ils ont produit des formes nouvelles parce qu’ils ont étés en contact avec cette puissance de germination. En tant qu’Africain vous n’êtes pas en contact avec cela. Vous êtes amputé de toutes les fonctions historiennes, mémorielles, intégratives, germinatives, dynamiques, cultuelles et spirituelles de votre patrimoine. Pendant nos travaux, nous avons découvert que des gens avaient théorisé la captation patrimoniale : le fait de prendre ces objets de création à un peuple pour l’empêcher de se reconstruire. Ils savaient ce qu’ils faisaient. C’était un système.
Kader Attia a fait un super beau film, Reflecting Memory dans lequel il lui manque une main. Le membre fantôme crée une douleur dont on ne connaît pas la raison et grâce au reflet de la main dans un miroir, les douleurs disparaissaient. L’Histoire a la même fonction. Sans, les gens sont bringuebalants. Il faut reconstruire la mémoire, combler les trous. Ce manque a un impact sur les subjectivités contemporaines des individus, y compris parce que l’on est porteur de mémoires qui nous dépassent. Si les nations africaines veulent se remettre debout, elles ont besoin de récupérer cette part importante de leur patrimoine et ça c’est beaucoup plus important que tous les petits débats comme « est-ce que vous avez des musées, est-ce que vous savez conserver, vous êtes des nuls, mais comment vous allez faire ?…». La question n’est pas de revenir dans le passé, mais de resocialiser les objets, de les reconnecter avec des temporalités.
Quels sont vos espoirs ?
Bénédicte et moi sommes au-delà de l’espoir. Les jeunes africains avec qui je suis en contact sont totalement enthousiastes et saisissent fondamentalement les enjeux. Maintenant il faut souhaiter que les Etats africains soient à la hauteur et organisent au mieux ces restitutions. Qu’on ne vienne pas nous dire dans 10 ans : « nous vous avons rendu les œuvres, qu’en avez-vous fait ? ». Un verrou a sauté et il est impossible de restituer au Bénin, sans restituer aux autres pays. Bien sûr, ça prendra le temps de s’ajuster, de s’articuler, de s’organiser dans des modalités concrètes, mais nous ne retournerons pas en arrière, c’est irréversible. L’Histoire est en marche.
Propos recueillis par Oumy Diallo
le 02/12/2018 à Tours
À LIRE AUSSI