
LE NDOMO OU COMMENT METTRE LA TRADITION AU COEUR DE SON BUSINESS MODEL
PAR CHAYET CHIENIN
21 JUILLET 2019
Avec le Ndomo, son atelier de teinture naturelle basé au Mali, Boubacar Doumbia prône un retour à la tradition et démontre qu’un modèle d’entrepreneuriat social ancré dans un paradigme africain est possible.
C’est dans la région de Ségou, à environ 3h de route de Bamako au Mali, que se trouve un atelier textile pas comme les autres : Le Ndomo. Créé en 1990 par Boubacar Doumbia, le Ndomo est un exemple de réussite sociale, économique et même un objet de fierté locale. Designer textile passé par l’Institut National des Arts de Bamako, à 65 ans passés, Boubacar Doumbia fait figure de gardien du temple. En effet, avec le Ndomo, c’est une vision traditionnelle qu’il propose comme fondation de son entreprise. “C’était une aventure, il fallait oser quand même ! ” s’exclame-t-il en hochant la tête, comme si soudain, tout lui revenait en mémoire. “On était au début des années 90, le Mali à ce moment là fait face à un grave problème de chômage, qui a conduit à un exode massif des jeunes vers l’Europe. Je me suis demandé comment résoudre ce problème de chômage et pour moi la réponse se trouvait dans un retour à la tradition. Vous savez, dans les Anciens Temps, il y avait le système d’initiation. Chez nous, le “Ndomo” en est la première étape et signifie en bambara “la quête du savoir”. Cette première étape est une école de la vie qui apprend aux jeunes à se prendre en charge et à devenir responsable. On regroupe les jeunes d’une même classe d’âge et les aînés initient les plus jeunes à une formation pour s’insérer dans la vie active. Mais avec la colonisation, le Ndomo a disparu. Mon idée a donc été de transposer notre système initiatique traditionnel au monde de l’entreprise, c’est comme cela que l’atelier Ndomo est né.”
Crédits : Chayet Chiénin
“Le problème, c’est que la colonisation nous a fait utiliser des pratiques qui n’étaient pas les nôtres, il nous faut revenir à nos propres systèmes.”
Un lieu qui valorise l’architecture ancienne
C’est dans la commune de Pelengana, un quartier de Ségou que se situe l’architecture monumentale du Ndomo. Imposant et d’une couleur ocre-orange, il est difficile de rester indifférent face à la beauté de ce lieu où vaches, cabris et autres animaux viennent brouter l’herbe à ses abords. Réalisé dans un style soudano-sahélien, typique de l’architecture ancienne en terre du Mali, la bâtisse a été construite à partir de bambou et de banco rouge (mélange d’argile, de pailles et de balles de riz). L’entrée principale est surplombée d’un masque à 5 cornes ornées de cauris, symbolisant le Ndomo. C’est Boubacar Doumbia lui même qui a dessiné l’architecture de ce complexe. Dans un contexte où le béton est devenu la norme, prendre le parti-pris de l’ancien peut sembler osé, mais c’est surtout une manière de rendre hommage au patrimoine vernaculaire du pays et de valoriser les techniques traditionnelles de construction de l’époque.
A l’intérieur du Ndomo, 3 bâtiments principaux avec une salle de formation, une zone de teinture, trempage et séchage, une boutique, une cantine etc… Ne cherchez pas l’air climatisé, il n’y en a pas besoin, le bâtiment ayant été construit avec un système de climatisation naturelle. La cuisine a été créée comme un four traditionnel au feu de bois avec des marmites immobiles dans lesquelles les écorces sont bouillies. Comme rien ne se perd et tout se transforme, un système de recyclage des déchets permet de transformer la boue en compost pour les maraîchers aux alentours et de ré-utiliser les écorces bouillies comme combustible. Un système de filtration de l’eau permet de s’assurer que les travaux de teinture menés à l’atelier ont un impact nul sur l’environnement, pour ce faire les étangs autour du Ndomo ont été dotés de nénuphars afin de contrôler la qualité de l’eau. Tout cet écosystème mêlant tradition, réflexes écologiques et cette architecture ancienne impressionnent par leur efficacité et modernité.
Crédits : Chayet Chiénin
Des textiles fabriqués avec des techniques ancestrales et séculaires
Le Ndomo est l’atelier par excellence de la teinture végétale où Boubacar Doumbia et son équipe continuent de perpétuer les techniques ancestrales de teinture sur du tissu en coton biologique. “Nous n’utilisons que des plantes à tanin que les Anciens utilisaient déjà et qu’ils nous ont transmises de génération en génération. Pendant la saison sèche de fin février à juin les feuilles tombent. On les ramasse, puis soit on les fait bouillir soit on les écrase et lorsqu’on met de l’eau cela donne une couleur.” Avec l’utilisation de ces techniques traditionnelles, le Ndomo est reconnu mondialement comme un centre expert dans la technique de l’indigo et surtout celle du bogolan.
“Certains situent la création du bogolan autour du Xe ou XIe siècle. La légende dit qu’un chasseur habillé d’une tenue ocre jaune a tué un animal, il est parti chercher son gibier dans une zone marécageuse et l’a posé sur son épaule, ce qui a laissé des taches sur sa tenue ocre jaune. En arrivant à la maison, sa femme a lavé la tenue pour enlever la boue. la boue est effectivement partie mais une tâche noire indélébile est restée sur le tissu. A partir de ce constat, la femme a eu le réflexe de tremper un tissu et de dessiner dessus avec la boue. Ce tissu a pris le nom de bogolanfini (“le résultat de la boue sur le tissu” en bambara). Depuis, la technique du bogolan appartenait exclusivement aux femmes. Dans le temps, les femmes ont inventé des symboles qui ont été transmis de génération en génération. Elles s’en sont servis comme moyen d’expression pour composer de véritables dissertations. Lors du mariage, la mariée recevait des cadeaux, en particulier du tissu décoré avec des messages de sagesse en lien avec la paix au sein de la grande famille, le comportement en société et l’éducation de la jeunesse.”
A ceux qui se plaignent que les couleurs pâlissent au fil des lavages contrairement à la teinture chimique, Boubacar Doumbia reste philosophe : “Du moment que le corps accepte de vieillir, il faut aussi laisser le tissu vieillir.” Avec ces designs contemporains alliés à la teinture naturelle, le Ndomo arrive superbement à lier tradition et modernité d’où les raisons d’un succès international au Japon, aux Etats-unis et quelques pays d’Europe.
Crédits : Chayet Chiénin
“Dans le temps, les femmes ont inventé des symboles qui ont été transmis de génération en génération. Elles s’en sont servis comme moyen d’expression pour composer de véritables dissertations.”
Crédits : Chayet Chiénin
Une vision qui place les valeurs africaines au coeur de l’entreprise
Ce succès d’entreprise s’explique également par le choix d’un modèle économique qui se veut non seulement traditionnel mais aussi à vocation sociale. “Dans le système capitaliste occidental, l’employeur gagne plus que le salarié. Or chez nous, il y a un système qui existe depuis des siècles et qui est totalement égalitaire. Le problème c’est que la colonisation nous a fait utiliser des pratiques qui n’étaient pas les nôtres, il nous faut revenir à nos propres systèmes. Par exemple, dans la société traditionnelle mandingue il y’a 3 types de travaux : un travail collectif, un travail de soutien et un travail personnel. A l’atelier Ndomo, le matin est consacré au travail collectif où tout le monde travaille sur les grandes commandes internationales. L’après-midi est libre pour travailler pour soi et le travail de soutien consiste à réaliser des heures supplémentaires ou à prélever 10% de son gain personnel pour participer au fonds de roulement de l’atelier. Les recettes issues du travail collectif servent à rémunérer les travailleurs, acheter du matériel et payer les autres charges, quant aux marges bénéficiaires, elles sont réparties équitablement avec tous les salariés.” En clair, ce système traditionnel permet à tout un chacun de participer de manière collective à la création de richesse, de favoriser l’épanouissement en travaillant sur des projets personnels et donc de générer une véritable fabrique d’artistes.Sur le papier cela semble trop beau pour être vrai et sûrement applicable que dans le cadre de petites productions. Et pourtant, Le Ndomo produit des commandes à grande échelle pour le monde entier et ceci depuis plus de 20 ans. Et si l’une des clés de l’industrialisation textile de l’Afrique résidait dans ce cas d’école, une nouvelle forme industrialisation non pas avec des usines gigantesques mais plutôt via plusieurs petites unités de production capables de produire à grande échelle?
Avec le Ndomo, Boubacar Doumbia signe l’oeuvre d’une vie. Il rappelle l’importance du retour à la tradition comme un acte de modernité et de valorisation de nos systèmes de pensées et pratiques africaines et convoque les nouvelles générations à penser et fabriquer autrement. Comme quoi, les Anciens avaient déjà tout compris.
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