
NANA, DE LA LITTERATURE A LA REALITE
PAR LA REDACTION
11 Février 2019
Elle parle le nouchi, danse le coupé-décalé et “gère les grands types”. Elle, c’est Nana. Pour son nouveau spectacle Nana ou est-ce que tu connais le bara?, le collectif de danse La fleur revisite librement le roman d’Emile Zola “Nana”, en plaçant cette dernière dans un contexte contemporain et afro.
C’est dans une ambiance détendue, ponctuée de rires et de voix que la troupe La Fleur répète son nouveau spectacle qui se jouera sur la scène de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis du 12 au 16 février 2019. Dirigée par deux metteurs en scène, l’allemande Monika Gintersdorfer et l’ivoirien Franck Edmond Yao alias Gadoukou La Star, la troupe fait figure de melting pot international tant les nationalités sont diverses ainsi que les métiers mêlants à la fois danseurs, hommes et femmes de théâtre. Il en résulte un spectacle de théâtre drôle, organique et sortant des sentiers battus.
Répétions, Credits : Juan Davila
“’L’Afrique d’aujourd’hui vit encore parfois comme dans la littérature française.”
De la littérature classique à la réalité contemporaine
Qui aurait pu imaginer que le “Nana” d’Emile Zola, considéré comme l’un des classiques de la littérature française soit adapté au théâtre contemporain dans un contexte afro ? Dans Nana ou est-ce que tu connais le Bara, Nana est une jeune ivoirienne vivant dans le quartier de Château rouge. Tout comme la Nana de l’époque de Zola, elle veut échapper à la misère sociale et use de son charme foudroyant pour y arriver. Les 2 metteurs en scène n’en sont pas à leur premier coup d’essai en termes de réappropriation d’un classique de la littérature française. En effet, leur précédent spectacle “Les Nouveaux Aristocrates” revisitait déjà librement un autre auteur classique, Balzac. D’Emile Zola à la diaspora africaine, le grand écart pourrait en surprendre plus d’un. Et pourtant, pour les deux metteurs en scène, un lien puissant et subtil existe entre la littérature classique et les comportements et réalités sociales de certains africains.
“Je suis autrichienne et vis en Allemagne, et c’est par hasard que j’ai fait la découverte de Balzac. A vrai dire, j’étais quelqu’un qui ne connaissait pas très bien la littérature française voire pas du tout. Mais j’ai vu un spectacle sur Balzac et j’ai été très intéressée par ce thème de la relation de l’amour à l’argent ou de l’amour et de l’argent que l’on retrouve également chez Zola. Généralement, la morale ou la mentalité veut qu’en amour l’argent ne rentre pas en jeu et ce n’est pas avoir de l’éducation que de montrer que l’on a beaucoup d’argent. Il suffit de regarder l’Allemagne, c’est toujours l’austérité, c’est toujours l’Allemagne qui dit aux autres pays de ne pas dépasser les budgets, de ne pas faire de dette etc… Ce comportement ne se limite pas seulement à la politique, c’est aussi dans la vie quotidienne. Quand on sort chacun paie pour lui. J’ai été éduquée dans ce sens. Tu dois gagner ton argent et ne jamais être dépendant de quelqu’un. Mais, c’est lorsque j’ai commencé à aller de plus en plus en Côte d’Ivoire, à y connaître des gens, à être en couple et à découvrir le monde du coupé décalé que j’ai réalisé que là bas les gens n’ont pas peur de parler d’argent. Au contraire, quand ils peuvent, ils sont prêts à dépenser pour toi. C’est à la fois un signe d’hospitalité, une preuve d’amour et pour montrer aussi que l’on est quelqu’un. D’ailleurs, on retrouve beaucoup cela dans les animations de coupé-décalé ou quelqu’un va montrer combien d’argent il a. Mais cette manière de se comporter existe déjà dans la littérature française, alors je me suis dit que c’est peut-être un concept déjà implanté dans l’esprit ou l’imaginaire collectif. Cette envie de dépenser est très française, ce n’est pas juste que le capitalisme, l’envie de glamour ou d’avoir des maîtresses. Toute cette gloire de la dépense à outrance est renforcée et nourrie par tout ce mythe autour de Paris. Cela correspondait à une certaine époque, mais je pense que la France a exporté cette attitude ailleurs via la colonisation.”, raconte Monika Gintersdorfer.
De son côté, Gadoukou La Star ne peut qu’acquiescer. “L’afrique d’aujourd’hui vit encore parfois comme dans la littérature française. Quand tu vois le Paris d’aujourd’hui, on ne sent plus cette même joie de vivre à cause des tensions sociales et politiques. Les gens ne s’amusent plus comme avant, même les vrais Parisiens ne vivent plus cette vie là. Pourtant, Paris garde cette image de capitale de la joie, du bon vivre et de la beauté alors que dans la réalité ce n’est plus trop le cas. Aujourd’hui, si tu veux voir où se passe l’amusement, il faut fréquenter les milieux afros. Ce sont eux qui vont en boîte de nuit, se sapent, prennent des bouteilles de champagne alors que ce sont les mêmes qui ont des problèmes, des soucis d’argent voire même de papiers, mais ils ne s’interdisent pas ce plaisir là.”

Répétions - Credits : Juan Davila

Annick Choco - Credits : Juan Davila
“Notre spectacle est physique, un peu osé et on aime analyser les choses.”
La Nana d’aujourd’hui est 2.0
Dans le roman d’Emile Zola, Nana la courtisane, qui ne sait pas vraiment chanter ni danser, attire pourtant tous les regards et les envies. La jeune femme se prostitue pour réussir, pour échapper à sa condition sociale et s’épanouir. Pour Monika Gintersdorfer et Gadoukou La Star, des Nana il en existe beaucoup aujourd’hui, le phénomène ce serait même accentué selon eux. “Il y’a des Nana qui sont invisibles car cachées, d’autres sont institutionnelles car elles gravitent dans les milieux politiques et beaucoup sont des nana 2.0. Il suffit d’aller sur les réseaux sociaux et de constater l’engouement et l’attraction que génèrent des femmes comme Kim Kardashian ou les soeurs Sora. Elles ne sont pas actrices, ne chantent pas mais elles ont un truc qui fait que les gens s’intéressent à elles et qu’elles obtiennent la même attention que de vrais artistes.”, explique Gadoukou La Star.
Annick Chôco, qui incarne Nana dans la pièce, reconnaît au fond qu’elle a déjà eu un côté “Nana”. “On a beaucoup lu le roman et moi je me suis retrouvée dans le personnage de Nana. La “Nana” d’Abidjan par exemple, c’est celle qui va chercher un homme fortuné prêt à financer son train de vie, celui qui fait en sorte qu’elle soit toujours belle, qu’elle dorme dans une belle maison etc…. Ces filles au pays on les appelle des “dandjou, Pôkclés, Péhouu, djantra”, Il y’a beaucoup de noms. Moi c’est grâce à la musique que je suis sortie de cette voie!” Dans la pièce, Nana fait figure de femme forte, intelligente qui sait comment user de son corps pour servir ses ambitions. Pour Annick Chôco “ Dans le roman d’Emile Zola, Nana a su jouer de son corps en toute intelligence pour tout recevoir de la part des hommes, mais elle n’est pas esclave de tout cela car elle repart vivre avec son petit mec pour une vie de galère. La seule différence que je vois avec la réalité, c’est qu’elle n’a rien créé, rien réalisé et meurt. Dans la réalité, je n’ai pas encore vu de Nana qui monte et tombe après. Généralement, elles en profitent pour créer de véritables business.”

Répétions - Credits : Juan Davila

Elisabeth Tambwe - Credits : Juan Davila
La Fleur, un collectif qui veut démocratiser le théâtre
Avec Nana ou est-ce que tu connais le bara ? , le collectif La Fleur signe une pièce drôle et impertinente qui se veut intergénérationnelle et internationale. Sur scène, on passe du French Cancan à des rythmes de coupé-décalé, du nouchi ivoirien (argot) à l’allemand sans oublier quelques improvisations ou lorsque les comédiens n’hésitent pas à briser le quatrième mur en interagissant avec le public. Pour Gadoukou La Star, leur art sert avant tout à démocratiser le théâtre et à donner l’envie aux jeunes de s’y rendre, en particuliers les jeunes africains. “Vous savez, les choses ont changé au théâtre, dans une pièce qui se joue à l’avenue d’opéra il peut y avoir du hip hop et de la chorégraphie africaine. On peut mélanger les genres et styles mais cette information a du mal à être relayée. Le théâtre comme grand art reste encore sacré. Parfois, on a peur de toucher l’histoire des grands classiques de la littérature donc on la rend conservatrice. Or, si vous n’avez pas l’habitude de lire du Danton sur la révolution française, du Balzac ou autre, qu’est-ce qui peut vous inciter à aller voir la pièce, vous aider à la comprendre voire l’aimer ? Pour cela il faut des repères et une analyse avec notre époque contemporaine. Si vous prenez Danton par exemple sur la révolution française, la question est de comprendre ce qui c‘est passé, pourquoi les gens se sont révoltés à l’époque? Qu’est-ce qui révolte les gens aujourd’hui ? Est-ce que le combat continue, si oui comment ? C’est une manière de réveiller la pièce pour que n’importe qui puisse comprendre que ce qui peut fâcher les gens aujourd’hui a déjà fâché les gens à une autre époque. En sortant de la pièce on peut avoir envie de se renseigner sur Danton, d’aller plus loin.”
La pièce détonne par son dynamisme, l’éclectisme de sa troupe et l’alchimie qui opère parmi leurs membres. “Ce qui nous lie c’est un certain goût de la performance. Notre spectacle est physique, un peu osé et on aime analyser les choses. ”, reconnait Monika Gintersdorfer. Et Gadoukou La Star de conclure : “On se retrouve tous sur une même scène, avec des cultures différentes, des opinions et avis divergents et tout l’enjeu est de réussir à mettre cela en scène pour exprimer ce qui va et ne va pas. L’écrivain écrit à son époque et nous on s’en inspire pour ramener l’histoire à notre époque. Parfois ça peut ne pas plaire à tout le monde mais c’est une manière de retrouver une jeunesse aussi dans les salles de théâtre et créer un dialogue entre les générations.”
Nana ou est-ce que tu connais le bara?, de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao à découvrir du 12 au 16 février 2019 à la MC 93 de Bobigny.
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