
Artiste multidisciplinaire, Smaïl Kanouté maitrise aussi bien la danse que l’art graphique. Dans “Les actes du désert”, son premier spectacle présenté au centre culturel Mains d’Oeuvres, c’est l’histoire de sa famille qu’il raconte. Une histoire entre migration, généalogie et poésie.
C’est dans son appartement niché au coeur de la Goutte d’Or que nous reçoit Smaïl Kanouté. Artiste ultra talentueux et versatile, il brouille sans complexe les frontières entre danse et art graphique. Parce que choisir c’est renoncer, lui, a décidé de vivre sans concession ses passions. De ses collaborations prestigieuses en art graphique avec Xuly Bët, Doc Martens pour Afropunk à ses performances scéniques à l’institut du Monde Arabe, le Panthéon ou encore à la Basilique de Saint-Denis, Smaïl Kanouté excelle sans pression. Sous ses airs timides à la ville, le jeune homme se révèle magnétique et littéralement habité sur scène. Ni dans la performance ou dans la démonstration technique, pour le premier spectacle de sa compagnie de danse Vivons!, Smaïl Kanouté raconte à mots et pas feutrés une histoire singulière, celle de sa famille, la sienne.
Crédits : Kevin Gay
“La danse comme le graphisme sont indissociables de mon processus créatif”
Qui es-tu?
Je m’appelle Smaïl Kanouté, j’ai 31 ans, je suis danseur et graphiste.
Comment fais-tu pour concilier danse et graphisme ?
Au départ, je voulais faire du graphisme parce que je savais que je pourrais trouver facilement un travail, bosser avec pleins de gens différents et sur de multiples supports.
J’ai commencé la danse vraiment par hasard en 2011, c’était avec la compagnie de Raphaëlle Delaunay. Je n’avais jamais fait d’école de danse. Par contre, je faisais mes études aux Arts Déco à Paris où j’ai obtenu mon diplôme en 2012. Puis, je me suis très vite rendu compte que le graphisme c’est comme la danse. Tu as un motif, un mouvement, un rythme, une note, une couleur. Je pense la danse également en matière de motif. Je commence par un mouvement, je dessine des formes avec mes pas et mon corps. Faire une chorégraphie c’est comme faire un tableau de motifs. En fait, la danse comme le graphisme sont indissociables de mon processus créatif.
Les Arts Déco d’un côté, la danse de l’autre, viens-tu d’une famille d’artistes?
A vrai dire pas du tout, mon père est éboueur et ma mère est femme de ménage. Dans ma famille, sur une fratrie de 7 enfants, nous sommes juste 2 à faire de l’art : mon grand frère qui est architecte et moi. Quand on était petits, on passait le plus clair de notre temps à dessiner. Mais nos parents ne voyaient pas cela d’un bon oeil parce que dans la religion musulmane représenter des personnes c’est mal vu. Du coup, avec mon frère on dessinait en cachette ou en dehors de la maison. Je crois que j’ai développé une forme de blocage depuis car je n’aime pas dessiner le réel, je dessine que des choses abstraites.
Collaboration entre Smaïl Kanouté, Doc Martens et Afropunk en 2017
Comment tes parents ont réagi quand tu as décidé de faire les Arts Déco de Paris?
C’est simple, ils n’ont pas très bien compris (rires). Dessiner et par extension faire de l’art n’était pas considéré comme un boulot pour eux. Et puis tu sais au Mali, il y’a des métiers historiquement réservés à telle ou telle famille, c’est une construction sociale avec laquelle mes parents ont grandi. Par exemple, les Diabaté c’est la famille par excellence des artistes avec des griots et musiciens. Alors que nous les Kanouté, nous sommes une famille de paysans. Du coup, avant mon frère et moi il n’y avait pas d’artistes dans la famille, mais avec ma génération et celle qui me suit les choses sont en train de changer.
Mes parents ont commencé à comprendre ce que je faisais lorsque j’ai lancé ma marque Wear’t. Mon père m’a dit “Ahh mais tu fais des motifs de chez nous, tu vends des t-shirts.” (Rires) Ma mère, de son côté, a mis du temps à accepter que la danse soit mon boulot. Il lui arrive encore de me demander “Donc tu vas danser jusqu’à ta mort?” et je lui réponds “Ben oui!”. De mon côté, j’ai compris que ce n’était pas si grave qu’ils ne comprennent pas, du moment que je gagne ma vie, suis en phase avec qui je suis et que je peux être un soutien familial c’est ce qui compte.
D’ailleurs, peux-tu nous en dire un peu plus sur ta marque Wear’t?
Wear’t est à la fois un collectif et une marque née de la rencontre entre l’univers du textile et de la sérigraphie. On a lancé la collection “Kwanza” qui mêle motifs sérigraphiés sur des coupes très urbaines et streetwear. Tout est fait main de la a confection du vêtement à la sérigraphie. Pour le moment la marque est en stand by faute de financement.
Credits : Henri Coutant
Comment qualifierais-tu ta danse?
Je dirais que je fais de la danse intuitive, dans le sens où je n’ai jamais pris de cours. La rue a été un peu ma salle de danse. Je rencontrais des gens, je regardais leurs pas et j’apprenais aussi bien en soirée qu’avec des potes. J’ai développé ma danse en rencontrant les gens du hip hop, du rock ou du contemporain. Ma base est hip hop, mais aujourd’hui j’ai basculé dans le contemporain. Je jongle entre danse africaine contemporaine et urbaine ou mystique comme la danse soufie. Le soufisme est un courant spirituel, c’est la branche mystique de la religion musulmane dans laquelle tu as beaucoup d’artistes musulmans. C’est un courant qui m’intéresse beaucoup car les soufis sont dans l’expérience du présent.
Tu as dansé dans des lieux incroyables comme le Panthéon et la basilique de Saint Denis. Est-ce que l’espace impacte ta danse?
Oui, selon l’espace tu ne danses pas de la même manière. C’était magique de danser au Panthéon parce qu’on était la première compagnie hip hop à le faire, donc c’était un honneur de faire rentrer le hip hop au panthéon de cette manière avec des danseurs qui n’étaient pas forcément pros. Et puis c’est un lieu immense, chargé, où tu te sens tout petit et dans lequel tu es obligé de faire des grands gestes et mouvements.
C’était puissant et fou de danser également à la basilique de Saint Denis pour la clôture de l’exposition des grandes robes royales de Lamyne M en juin 2016. Entre la beauté du lieu, les tombeaux des reines et rois, la lumière qui traversait les vitraux, je suis littéralement tombé en transe tellement c’était fort. Pour cette performance, je me présentais comme un prince africain venant à la rencontre de la royauté française. Je me suis inspiré de la danse soufie. Je portais une longue jupe et un fil imaginaire dans les mains représentant en quelque sorte le fil de la vie. J’aime beaucoup cette idée de danser avec l’invisible.
Credits : Henri Coutant
“J’ai cette chance d’être entre l’art graphique et la danse, l’un se nourrit de l’autre et pour moi c’est les deux ou rien”
On a parlé de danse et de graphisme, mais la vidéo a une place très importante également dans ton travail...
Les vidéos sont primordiales parce que c’est important de laisser des traces. Je les vois comme un carnet de voyage sur lequel on peut revenir et se souvenir. Mais, ce qui m’intéresse le plus avec la vidéo c’est le fait que ce soit le fruit de rencontres, comment chacun dans son domaine on arrive à créer quelque chose d’unique et dans l’instant présent…c’est ça qui est beau.
En novembre dernier, tu as présenté ta première pièce de danse “Les Actes du Désert” au centre culturel Mains D’oeuvres. Quelle a été la genèse de ce projet?
Y’a deux ans, j’ai rencontré Jean-Pierre hamon, un écrivain qui écrit des textes pour des danseurs et chorégraphes. Je suis tombé sur un de ces poèmes appelé “Les Actes du Désert” qui parle de ses impressions lors d’un voyage qu’il avait fait en 2005 à Tombouctou. Ce texte a eu une forte résonnance en moi, du coup il me l’a légué en me disant d’en faire ce que je voulais. J’ai commencé à travailler dessus, cela m’a donné envie de parler à mon tour de mon propre voyage au Mali. J’ai couplé nos 2 histoires et c’est le résultat de ma pièce “Les Actes du Désert”.
C’est une pièce qui parle de l’histoire de ma famille. En 2011, je suis parti au Mali pour la deuxième fois de ma vie. Je voulais en savoir un peu plus sur l’histoire de ma famille, retrouver l’arbre généalogique et savoir quelle place j’occupe au sein de la famille. Chez nous au Mali, chaque membre de la famille a une place particulière par rapport au nom qu’on lui donne et le comportement qu’il a. Comme on est dans une culture orale, j’avais entendu parlé d’un vieil homme qui connaît de mémoire tous les arbres généalogiques de toute les familles de Fégui (le village de mes parents). Je l’ai interviewé pendant 1h et à mon retour à Paris j’ai tout retranscrit. Cette rencontre m’a beaucoup marquée parce que j’ai pu remonter jusqu’aux années 1850 avec cet homme, retracer l’histoire de ma famille et maintenant je sais quelle place j’occupe et qui je suis. Moi, je suis le fils de mes parents, celui qui porte les deux noms de famille à savoir Kanouté-Konaté. J’ai cette place charnière qui perpétue le lien avec les deux familles.
Crédits : Philippe Lissac/Godong
Dans ton travail, on croit deviner en filigrane une quête de soi et un lien fort à l’Afrique comme fil rouge…
C’est vrai ! Par exemple, quand j’étais aux Arts Déco j’ai écrit un mémoire sur le graphisme africain, sur les tissus et les symboles. A l’époque, je n’avais pas envie de faire du graphisme occidental. Moi qui avait une double culture, j’avais envie de mieux explorer ma culture africaine que je connaissais moins bien. J’ai commencé à faire des recherches pour comprendre ce que c’était le graphisme africain et j’ai découvert que cela peut être à la fois un alphabet, des symboles utilisé pour des rites, des motifs pour des tissus, des couleurs qui ont des significations. Même dans un tissu comme le bogolan chaque famille qui fabrique le bogolans y insère des symboles secrets connus que de la famille.
La danse comme le graphisme est une manière pour moi de me raconter. Quand je danse, je raconte quelque chose qui fait partie de moi. Je pense que c’est important de savoir d’où l’on vient. Et encore plus pour les enfants d’immigrés comme moi à qui on a dit qu’ils étaient africains en france et français en Afrique, cela m’a posé beaucoup de questions sur mes origines et mon identité.
Quel est ton mot de la fin?
“Vivons!”. J’adore ce mot! Il résume ma façon de penser et d’appréhender la vie. C’est aussi le nom de la compagnie de danse que j’ai lancé l’année dernière, parce que je voulais créer mes propres spectacles. Ce n’est pas tous les jours facile mais j’apprend beaucoup de choses. J’ai cette chance d’être entre l’art graphique et la danse, l’un se nourrit de l’autre et pour moi c’est les deux ou rien.
www.smailkanoute.com
Instagram : @smail_kanoute
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