
KILUBUKILA OU COMMENT FAIRE DU MANDOMBÉ UN OBJET DE DESIGN
PAR CHAYET CHIÉNIN
02 DÉCEMBRE 2020
Avec son label Kilubukila, Jess Kilubukila a décidé de puiser dans les richesses culturelles du Congo pour créer du design et de la modernité.
En ces périodes de confinement où le chez-soi devient l’espace unique de nos repos, loisirs et même travail, il se pourrait bien que la maison redevienne un élément important au cœur de nos préoccupations. Comment faire en sorte de s’y sentir bien et surtout qu’il nous ressemble ? C’est justement en se posant cette question essentielle que Jess Kilubukila a créé son label Kilubukila comme une ode à l’art de vivre chez soi, dans un intérieur qui a du sens et dont les vibrations résonnent avec soi. Pour ce faire, il décide de puiser dans les richesses culturelles du Congo, en utilisant le mandombé dans le design de ses coussins et tapis faits à base de tissus Kuba. Créée en 1978 par David Wabeladio Payi, Le mandombé est une écriture qui possède son alphabet propre et utilise les chiffres 5 et 2 associées à des déclinaisons géométriques. Cette écriture s’inscrit dans les initiatives post-coloniales et panafricaines, elle renfermerait des notions liées aux fractales, à la spiritualité Kimbanguiste, l’art ou encore à la politique et permettrait de retranscrire toute sonorité et intonation d’une langue africaine.
Puiser dans nos richesses culturelles, pour à la fois valoriser un héritage et créer de la modernité, est tout le leitmotiv pris à bras le corps par Kilubukila et là où réside la force et l’ADN de cette jeune marque à l’avenir prometteur.
“De la même manière que Picasso est parti s’inspirer de tissus Kuba pour son art, nous aussi en tant qu’Africains on peut puiser dans notre patrimoine pour créer du design et de l’art.”
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Jess Kilubukila, je me considère comme franco-congolais, j’ai 31 ans. Je suis né à Orléans mais j’ai grandi entre Lyon et Kinshasa où on allait tous les étés. J’ai fait mes études de philo et finance entre Lyon, Paris et Londres et maintenant je suis basé à Londres depuis 6 ans. J’ai commencé à travailler dans la lutte anti blanchiment d’argent pour la Bank Of Africa et ensuite pour Standard Bank, maintenant je suis dans les nouvelles technologies, tout ce qui est Big data, cryptomonnaies. Actuellement, je suis entre ce boulot et mon aventure entrepreneuriale dans le design.
Tu as un parcours d’excellence dans la finance. Qu’est-ce qui fait que tu te lèves un matin et que tu veuilles te lancer dans le design ?
Cela a commencé il y a quelques années. J’avais 27 ans, je travaillais dans la banque et je commençais enfin à avoir un bon salaire, à ne pas trop galérer donc je me dis cool je vais investir, m’acheter du mobilier et créer un intérieur qui peut me ressembler en termes d’identité. Et là je tombe des nues car je ne trouve que du design “esprit colonial”, sauf que moi je n’ai pas très envie d’avoir des peaux de bêtes, en mode safari à la maison. Comme j’aime faire les choses par moi-même, je prends des cours pour apprendre à rempailler des chaises et je commence à faire des chaises bistro avec du wax. Ce sont les premiers produits que je lance et les retours sont superbes. En fait, j’ai trouvé qu’il y avait un vide sur le marché pour ce type de produits, donc je me suis dis pourquoi pas. C’est donc ce manque identitaire au départ qui fait que tout a commencé pour moi.
Après le wax, tu es passé au tissu Kuba avec une approche très singulière. Peux-tu nous en dire un peu plus ?
De même que je me questionne et me pousse dans mon identité, de même cela m’amène à me pousser aussi au niveau de mon approche du design. Comment rester ancré dans la tradition, se nourrir de cela pour pouvoir faire du moderne ? Je n’ai pas une formation de designer, mais c’était hyper important pour moi d’avoir cette opportunité de me challenger personnellement ainsi que de challenger le designer et les artisans avec lesquels je travaille dans leur approche et pratique. Pourquoi est-ce qu’on ferait que du traditionnel ? Est-ce qu’on ne pourrait pas être plus créatif en changeant les motifs, les couleurs, de manière de faire et de processus ? A force de questionnements et de recherches, on est arrivé sur le projet “Mandombé Script”. Le Mandombé est une écriture panafricaine créée par un mouvement politico-religieux appelé le Kimbanguisme. Cela a commencé dans le Bas Congo en 1967 et c’est en 1978 que l’écriture a été formellement créée. Le Mandombe script est issu de toutes ces tentatives de décolonisation qui ont eu lieu après les indépendances. J’ai gardé l’écriture, le sens et enlevé l’aspect religieux car je voulais quelque chose de plus universel.
L’aspect religieux se manifeste de quelle manière dans cette écriture ?
C’est une écriture qui a vocation à être transcrite et lue uniquement par les Noirs. On aurait donc un système qui parlerait pour nous et sur nous, qui écrirait nos traditions, nos oralités et également notre avenir; On serait les seuls à le comprendre parce que la connaissance de cette écriture ne serait donnée qu’à nous, les Noirs. Les Kimbanguistes ont créé ce langage dans lequel il y avait une volonté de transcrire toutes les oralités africaines. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai voulu apposer ce script au tissu Kuba pour revitaliser la vente de ce tissu et le moderniser. Quand on a eu des discussions avec les Kimbanguistes, ils étaient hyper étonnés mais ont reconnus qu’effectivement on pouvait appliquer le Mandombe sur des choses. Cela peut donc devenir un objet et créer un dialogue entre signifiant et signifié, ce qui devient très intéressant. De la même manière que Picasso est parti s’inspirer de tissus Kuba pour son art, nous aussi en tant qu’Africains on peut puiser dans notre patrimoine pour créer du design et de l’art. Comment faire en sorte de croiser deux cultures qui ont coexisté de manière juxtaposée et indépendante mais ne se rencontraient jamais ni ne se mélangeaient ? Comment peut-on questionner l’idée même de modernité ? Moi dans mon identité de designer ? de franco-congolais ? ou même dans l’identité panafricaine si cela existe ? C’est pour cela qu’on a fait tout ce travail pilote avec des linguistes et des femmes artisanes car la broderie du tissu Kuba est traditionnellement faite par les femmes.
Comment avez-vous réussi à transposer cette écriture ?
Mon associée est la designer avec qui je travaille. On a commencé par interpréter ensemble tous les signes mandombe, même si le sens a été gardé, ce ne sont pas des applications littérales car il fallait rendre les signes un peu plus design et moderne. La première étape était linguistique. Quand nous sommes arrivés à Kinshasa, nous avons fait des tables rondes en mode “Faisons tous un apprentissage du Mandombe, qu’est-ce qu’il veut dire? Comment cela nous parle à titre individuel ?” Ce qui était intéressant, c’est que tout le monde avait déjà entendu parler du Mandombe. La deuxième étape, c’était le travail du dessin. Est-ce que c’est possible ou pas ? Quel type de machine faut-il ? Combien de temps ? Quel choix de couleurs? D’autant que c’était important pour nous d’être sur des teintures naturelles.
D’ailleurs, les couleurs sont assez vives, comment faites vous ?
On utilise des racines, du charbon et ça donne de très belles choses. Finalement, La toile de raphia absorbe beaucoup et permet de renvoyer les couleurs.
Peux-tu nous raconter comment se passe le travail en atelier?
On a un atelier qui regroupe environ 18 personnes à Kinshasa, dans la banlieue de Masina. On passe une commande de matières premières, à savoir des toiles de raphia vierges mais tressées. Cette matière première provient d’un village dans les terres appelé Ilevo pour arriver à Kinshasa. C’est dans notre atelier que le travail de broderie commence avec tout le travail de mise en relief et de transformation en ce qu’on appelle le velours du Kasaï.
Est-ce un produit de luxe et si oui quel est ton positionnement-prix ?
Pour te répondre, il faudrait que je donne ma définition du luxe. Pour moi, le luxe veut dire rareté, qualité et émotion. Ce n’est pas un luxe blasé, plein d’ornements et d’or. Donc oui, je pense qu’on en fait car on propose un produit rare, de qualité et qui implique dans tout le processus une culture. Il y a aussi la prise en compte du temps pour se donner le temps de faire les choses. Par exemple, un petit coussin de 45*45cm mettra un temps de production de 12 jours. Pareil pour les grands tapis de 1,50m sur 2 m il faut compter 40 jours. Côté prix, on part de 160 euros pour les textiles jusqu’à 800 euros pour les tapis. Les chaises sont à environ 200 euros.
En faisant le choix du Mandombe, est-ce un “political statement” de ta part et si oui lequel ?
Je commence à travailler sur ce Mandombe script parce que je découvre que cela vient de ma région, du Bas Congo. Mon nom Kilubukila signifie en kikongo “Sois sage” et le Kikongo est la première langue traduite dans le Mandombe. Pour moi, il y a eu comme une sorte de connivence un peu intime entre ces deux cultures. J’ai toujours eu cette double culture, cette recherche d’identité et de la tradition. Est-ce une revendication politique ? Oui, mais qui passe par le business et l’économie. Mon engagement politique se fait dans le développement et la création d’un business social, responsable et à visée panafricaine.
A côté du Mandombe Project, il y a aussi le projet Luyeye avec le miel sauvage.
Oui ! Ce projet est malheureusement en pause en ce moment mais cela participe du même parti-pris. Moi j’ai grandi avec du miel incroyable sur la table aussi bien chez mes parents ou lorsque j’allais chez mes grands parents. Par contre, quand on est ici en Europe et quand on va dans les supermarchés, on ne trouve pas cette qualité ! Comment peut-on faire en sorte de croiser ces deux univers ? Comment peut-on apporter un superbe produit naturel sur la table et dans nos assiettes et au final contribuer au changement du narratif qu’il y a autour du Congo? Pourquoi est-ce qu’on parlerait tout le temps du coltan comme l’une des richesses principales du Congo et pas de la richesse de sa gastronomie ?
Cela fait 3 ans maintenant que ta marque existe. Quel est le feedback que tu peux faire à ce jour ?
Pour l’instant, j’ai un revendeur à Londres qui s’appelle Bidhaar et qui est situé à Peckham. Depuis 1 an on s’attaque à l’international en faisant des salons tels que Maison et Objets, la milan Design Week, London Design Fair . Nos gros marchés sont le UK, la France, les USA, le Sénégal, le Nigéria et récemment le Japon. J’ai principalement des particuliers comme clients mais les restaurants commencent un peu. Avec Kilubukila, le projet ce n’est pas de devenir un Ikea avec un réseau de distribution très expansifs; Au contraire, on travaille avec des communautés sur des stocks limités.
Récemment, nous avons noué un partenariat avec DHL ce qui nous permet d’envoyer en 4 jours nos commandes partout dans le monde depuis Kinshasa, ce qui est vraiment top.
Tu disais au début de notre entretien que tu avais fait des études de philosophie. Je rebondis sur cela pour te demander quel est le Manifeste philosophique de ta marque ?
Ok, je te rappelle qu’il est 10h30 du mat’ (rires) ! D’accord, je me lance : je pense que ce manifeste est fondé sur une volonté de liberté. En tant qu’individu noir on peut faire ce qu’on veut, mais pour pouvoir faire cela ma conviction c’est qu’il faut qu’on comprenne notre passé. Le fait d’avoir vécu majoritairement en Occident s’inscrit aussi dans une sorte de dénaturation et de déracinement. Par exemple, quand tu grandis en France, il faut constamment justifier d’où tu viens. Or, il faudrait s’extraire de cette discussion qui devient étouffante pour au contraire puiser notre force dans nos traditions africaines qui font également sens. Nous avons une lignée qui est hyper intéressante. Puisons là-dedans, travaillons et collaborons. Dans mon cas, c’est la lignée par rapport au royaume Kongo, les initiatives post-décoloniales, les travaux des Kimbamguistes dans le Bas Congo avec le Mandombé etc…. Pour moi, c’est important de savoir ce qui s’est passé pour pouvoir faire des choses qui font sens aujourd’hui et peuvent répondre à des problématiques que toi et moi pourrions avoir. En clair, essayons de faire avancer un système plutôt que d’être dans des débats stériles en Occident. Il est temps de rentrer et voir ce qui se passe sur le continent.
Penses-tu qu’il faut revenir à la tradition pour mieux aborder le présent et le futur ?
Oui, car il y a eu une cassure d’une extrême violence qui est la colonisation. Dans un monde qui se délite un peu, avec pas mal de crises, 2020 en est un exemple incroyable. Je pense qu’en tant qu’Africain on a une réponse à apporter en revenant à nos traditions, en se documentant ne serait-ce que sur notre passé et histoire. On peut créer des business qui sont durables en allant piocher dans nos traditions. L’article que NBW a consacré à l’atelier textile Ndomo au Mali en est un bel exemple. Pour moi, le Ndomo a quelque chose d’extrêmement moderne car leur atelier résout des problématiques africaines tout en étant un succès à l’international.
Quel est ton ambition avec Kilubukila ?
Déjà, ce projet m’apporte une bouffée d’air car je ne suis pas devant mon ordi ni dans les tours de la City et cela me permet d’aller à Kinshasa régulièrement, donc ça me fait du bien. Ce qui est cool, c’est que je n’ai pas de formation de designer et c’est hyper libérateur même si parfois j’ai un syndrome de l’imposteur ! J’aime cette idée que l’on peut sortir des cases un peu comme on veut.
Mon ambition est d’éduquer les gens sur une culture ou plutôt sur la manière d’aborder une culture. Il y a aussi une volonté de changer le narratif. Plus tard, j’aimerais réaliser des collaborations Sud-Sud, parce qu’il est temps de proposer un nouveau paradigme. Enfin, j’adorerais créer un flagship store à Kinshasa et que notre 1er marché soit africain.
Quels sont tes projets à venir ?
Avec des acteurs locaux, on prévoit d’organiser la première édition de la Kinshasa Design Week en Mai 2021.
Site : https://kilubukila.com/
Instagram : @kilubukila
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