



Exit la Nouvelle Vague, place à la Double Vague pour un renouveau du cinéma français

EXIT LA NOUVELLE VAGUE, PLACE A LA DOUBLE VAGUE POUR UN RENOUVEAU DU CINÉMA FRANCAIS
PAR APHELANDRA SIASSIA
16 AVRIL 2018
En déplaçant les codes d’un cinéma français élitiste, majoritairement blanc et bloqué sur les ruines de la Nouvelle Vague, Claire Diao conceptualise “la Double Vague” pour qualifier la nouvelle génération de réalisateurs et réalisatrices racisés, issus des banlieues ou des classes populaires, ayant fait le choix d’arracher une place qu’on ne leur laissait pas. Plus qu’un ouvrage sur le cinéma, “Double Vague” est un cri de guerre lancé au cinéma français pour qu’elle prenne en considération l’histoire et les parcours de tout un pan de sa population et mette en lumière un nouveau récit national.
Mai 2017. Le premier ouvrage de l’essayiste et critique de cinéma franco-burkinabè Claire Diao est publié. Double Vague : le nouveau souffle du cinéma français retrace les parcours d’une centaine de cinéastes français, de doubles cultures et issus des quartiers populaires. Dix ans d’enquête auront été nécessaire à la journaliste pour isoler et décortiquer cette génération d’artistes hors du sérail, arrivés dans le circuit par des chemins de traverses. En braquant l’objectif sur des populations invisibilisées tout en adoptant de nouveaux codes de représentations, ces réalisateurs démantèlent un cinéma français figé, bloqué sur les ruines de la Nouvelle Vague encore perçu aujourd’hui comme son âge d’or.
Portrait de Claire Diao, Credits : Adama Anotho
“J’ai voulu parler de cette génération et faire une comparaison avec la Nouvelle Vague qui taclait à l’époque un cinéma de papa. Aujourd’hui, c’est le cinéma de fiston que la Double Vague prend pour cible.”
La Double Vague : naissance d’un concept
60 ans plus tôt, le terme “Nouvelle Vague” apparaît dans le journal l’Express, dans une enquête sociologique sur les phénomènes de générations menée par la journaliste Françoise Giroud. Très vite, il est relayé dans les médias et récupéré un an plus tard par le critique Pierre Billard afin de mettre en lumière un mouvement de jeunes cinéastes, non professionnels, ayant fait le choix de saisir la caméra pour montrer leur quotidien. En 1959, ce nouveau courant est célébré au Festival de Cannes. Les Quatre Cent Coups de François Truffaut et Hiroshima mon amour de Alain Resnais sont présentés. La relève est assurée mais le paysage cinématographique français, lui, totalement bouleversé. Ces auteurs renouvellent la narration et le vocabulaire visuel traditionnels adoptés dans les productions de l’époque notamment en rendant la caméra plus mobile, en tournant en extérieur ou en créant des dialogues dynamiques, parfois même improvisés. Derrière la Nouvelle Vague se cache la volonté de mettre à mal une forme d’académisme dont souffrait le cinéma français à l’époque, “un cinéma à la papa” pour reprendre les termes de François Truffaut. Elle a été le reflet d’une société en pleine mue voyant les mentalités changer.
Le parallèle fait par Claire Diao entre Nouvelle Vague et Double Vague semblent maintenant évident. Ce sont dans les deux cas, des générations de réalisateurs hors du circuit, cherchant à dynamiser et à renverser une vision du cinéma vieillissante à deux instants T. Néanmoins, le fossé entre les deux est bien réel. D’un côté, la Nouvelle Vague était portée par des jeunes gens issus de la petite bourgeoisie parisienne, occupant pour beaucoup des postes de critiques au Cahier du cinéma par exemple. La Double Vague elle, telle que l’identifie la journaliste, caractérise avant tout une génération d’artistes issus de classes populaires. Le contre-point se trouve donc ici, dans les dynamiques socio-culturelles dichotomiques dans lesquelles ont évolué ces deux générations. En 60 ans, la France a changé ainsi que son paysage culturel. Aujourd’hui, ce n’est plus “un cinéma à la papa” que la Double Vague cherche à balayer mais le règne “d’un cinéma de fiston”.
“Ils filment la banlieue” : prémisses d’un ouvrage
La génération de la Double Vague, Claire Diao la côtoie, elle en fait même partie. Elle débute sa carrière par un Master de cinéma obtenu à Lyon qui la conduit à un poste de coordinatrice au sein d’un collectif de cinéastes. En parallèle, elle se lance dans la rédaction d’articles axés sur le cinéma africain publiés dans différents médias comme Africultures ou le Courrier International avec le blog Afrique en films. Pour autant, son envie de travailler sur ces réalisateurs français en marge, qu’elle croise depuis plusieurs années ne cesse de croître. Elle perçoit dans leurs films les questions qui la préoccupe depuis son enfance, la bi-nationalité, la place dans la société française lorsque l’on est métissé ou le manque de représentation des personnes racisées. “C’est un livre qui fait écho à ma vie, mon parcours, au fait d’être métisse et d’avoir une double culture. Quand tu grandis en France en étant coloré, tu vas forcément t’interroger sur la représentation qu’on fait de toi dans la société. », confie-t-elle pour expliquer sa démarche. Pour Claire Diao, il devient nécessaire de réaliser les portraits de « ces cinéastes de la débrouille » qui peinent à faire exister leurs réalisations. « J’ai constaté que la France était adulée mondialement pour avoir une industrie cinématographique florissante, des moyens, un centre national du cinéma qui injecte de l’argent et un statut d’intermittent du spectacle. Alors que moi je côtoyais énormément de cinéastes de la débrouille. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas avec cette image de la France véhiculée à l’étranger » ajoute-t-elle.
Elle soumet le projet au Bondy Blog, seul média selon elle à même de l’accepter tel quel : “J’ai pris conscience de la nécessité de parler de tous ces gars que j’avais rencontré. Et j’ai contacté le Bondy Blog, en leur disant que je voulais faire une série de portraits de cinéastes intéressants dont aucun média ne parle. Ils m’ont donné le feu vert et ils l’ont appelé « Ils filment la banlieue ». La série des 50 entretiens de réalisateurs « Ils filment la banlieue », socle de l’ouvrage « Double Vague», naît ainsi, de cette volonté de mettre en avant ces artistes méconnus, jouissant d’une couverture médiatique quasi inexistante à l’époque. De ces différents parcours, une date semble retenir l’attention de Claire Diao : 2005. Année charnière où s’est opérée selon elle, un basculement, l’essor de cette nouvelle génération de réalisateurs née de la corrélation de deux évènements clefs. « À chaque fois que j’interviewais l’un des réalisateurs, je constatais que 2005 avait été une année marquante. Ça a été un déclic. Ils constataient à l’échelle mondiale, l’image véhiculée des jeunes des banlieues françaises dans les médias. Beaucoup d’entre eux abordent ces questions dans leurs films. Ça a été l’élément déclencheur de plusieurs productions. » Cette année là, les « émeutes » des banlieues éclatent. Ce cri de la rue affole les médias français et crée la panique dans plusieurs pays. Mise en place d’un couvre-feu, déplacements de reporters de guerre, violences et bavures policières… On parle de « muslim riot » dans certains journaux outre-Atlantique. Pour une partie de cette jeunesse désillusionnée, ce déferlement de violence n’a qu’un seul objectif : parvenir à se faire entendre. Pour les autres, ces événements sonnent comme un déclic. Il est grand temps de véhiculer une autre image de leur quotidien. Cette même année, Abdellatif Kechiche, cinéaste autodidacte franco-tunisien, issu des quartiers populaires de Nice, gagne le César du meilleur film et du meilleur réalisateur pour l’Esquive, comédie dramatique mettant en scène l’idylle de deux adolescents de banlieue, immergés dans le théâtre de Marivaux. Le parallèle effectué par la journaliste entre ces deux évènements est pertinent. D’un côté, on voit une banlieue française, à feux et à sang, sous les feux des projecteurs. De l’autre, un réalisateur issu des quartiers populaires est sacré pour avoir justement mis en lumière la jeunesse de ces quartiers. Pour une poignée d’entre eux, la réponse se trouve peut-être, ici, dans le cinéma, outil dont ils vont se saisir, pour écrire et porter leurs histoires aux yeux du monde.

“J’ai constaté que la France était adulée mondialement pour avoir une industrie cinématographique florissante, des moyens, un centre national du cinéma qui injecte de l’argent et un statut d’intermittent du spectacle. Alors que moi je côtoyais énormément de cinéastes de la débrouille. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas avec cette image de la France véhiculée à l’étranger.”
Pour un nouveau récit national et contre un cinéma de l’entre-soi
Visibiliser les « invisibles ». Peut-être la première volonté de ces réalisateurs selon la journaliste. Mais leur ambition va encore plus loin. Dans leurs films, ces auteurs tentent selon elle, de dresser un nouveau récit national, plus en adéquation aux réalités socio-historiques d’une France métissée, au lourd passé colonial qu’elle peine à assumer comme le pointe parfaitement l’essayiste au début de l’ouvrage : “Les cinéastes de la Double Vague se situent dans cette filiation : montrer les invisibles, afin de rétablir un équilibre dans la balance du récit national plus souvent conté par l’élite que la France d’en bas”. Les films historiques soulignent parfaitement cet objectif. Prenons l’exemple d’Indigènes, film franco-algéro-marocain de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, avec Sami Naceri, Sami Bouajila, Jamel Debbouze et Roschdy Zem. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma français, un film traite de l’implication politique et de l’arrivée au front « d’indigènes », lors de la Seconde Guerre Mondiale. Véritable zone d’ombre de l’histoire, Rachid Bouchareb est venu révéler ce pan de la mémoire collective occultée. Ici, la dimension politique est évidente. Il ne s’agit pas seulement de mettre en scène un récit original mais bel et bien de donner une audience et une visibilité à nos aïeux, génération d’hommes et de femmes colonisés ayant servi la France avant l’indépendance de leurs pays. « Quand j’ai commencé à rencontrer ces réalisateurs à Paris qui abordent des problématiques qui me préoccupent, ce fut une véritable bouffée d’air frais. Je me suis dit, la relève est en marche, voilà des films qui nous parlent, voilà des acteurs que j’ai envie de voir au cinéma, voilà des rôles qui ne sont pas que déprimants qui ne sont pas que des rôles subalternes ou de délinquants ». Pour Claire Diao, la Double Vague tend aussi à déstigmatiser, à démanteler des stéréotypes véhiculés dans le cinéma français depuis ses débuts, une dimension perceptible dans le choix et le traitement des sujets. Parfois, l’action se déroule en banlieue, cible une jeunesse désoeuvrée, traite du non-emploi, mais le ton adopté dans ces films reste souvent juste. Divines de Houda Benyamina, sacré en 2017 d’un César et de la Caméra d’Or au Festival de Cannes, met pleinement l’accent sur ces réalités sans pour autant tomber dans un écueil. Dans ce premier long métrage, elle met en scène des personnages féminins charismatiques et originaux sans jamais être des caricatures de filles des banlieues.
De la même manière, ces réalisateurs cherchent à s’extirper d’une vision coloniale qui perdure dans le cinéma français comme l’explique l’essayiste : “La vision coloniale qu’a développée le cinéma français joue un rôle majeur dans le manque d’objectivité et la représentation de clichés paternalistes que les cinéastes de la Double Vague cherchent à contourner.” On pense notamment à la figure du bon nègre auquel de nombreux acteurs ont longtemps été réduit. Isaach de Bankolé évoque parfaitement cette situation dans un entretien accordé à la revue Ciné Bulles en 1989, repris par Régis Dubois dans son ouvrage et Claire Diao dans Double Vague : « Etre acteur quand on est noir, ce n’est pas évident. On nous appelle surtout pour nous faire jouer des rôles de Noirs écrits par des Blancs. Ce sont toujours des rôles secondaires, sinon des caricatures ». Aujourd’hui, les rôles sont définis et assignés autrement et la Double Vague a contribué à faire évoluer les choses. Certains acteurs constatent néanmoins des résurgences dans les circuits classiques comme l’acteur Steve Tientcheu, qui confie dans La Mort de Danton de la réalisatrice Alice Diop, son isolement et l’incapacité de ses professeurs du Cours Simon à lui trouver des rôles « normaux ». Les préjugés ont la dent dure dans le milieu du cinéma mais les auteurs de la Double Vague parviennent à les balayer, en pointant l’objectif sur leur entourage. Récit de vie, miroir de soi, témoignage d’un engagement, le cinéma de la Double Vague fait tout bonnement écho à la vie de ses auteurs. Lorsque l’on observe la success story de la réalisatrice Amandine Gay, avec Ouvrir la voix, film dans lequel elle s’est focalisée sur les témoignages de 20 femmes noires de France et de Belgique, se confiant sur leur condition au sein de la société ou encore Alice Diop et son documentaire La sénégalaise et la sénégaloise, où elle dresse le portrait de trois femmes de sa famille. Ici, ces deux autrices prennent pour cible les amies pour l’une, la famille pour l’autre, leurs semblables, comme pour parler d’elles même à l’instar des yeux de l’autre.
L’une des dernières spécificités de ces réalisateurs et non des moindres est d’avoir court-circuité un système balisé, laissant peu de possibilités aux autodidactes et aux non-avertis. En France, le cinéma on y rentre par la grande porte, en intégrant les grandes écoles telle que la Femis. Certains d’entre eux sont tout de même parvenus à échapper à leur destin en intégrant des formations universitaires. Mais pour la plupart des artistes interrogés dans Double Vague, ils ont dû s’accrocher à leur rêve, se voyant par moment se faire refuser des subventions, apprenant le métier sur le tas, à tâtons, en continuant de travailler pour subvenir à leur besoin. On retient le témoignage poignant de Maïmouna Doucouré, réalisatrice du court-métrage césarisé en 2017, Maman(s), freinée à plusieurs reprises sur ce projet, ne trouvant pas les fonds nécessaires pour le réaliser. La Double Vague bouscule le paysage cinématographique français en proposant de nouveaux schémas de représentations, d’autres histoires tout autant françaises que les autres. Elle met à mal « un cinéma de l’entre-soi », « un cinéma de fiston », de fils de, peinant à se dégager d’une Nouvelle Vague pourtant bien lointaine.

Un mouvement global ?
Même si l’on constate une toute nouvelle visibilisation d’artistes racisés et issus des classes populaires en France, notamment dans les milieux de l’art contemporain et de la photographie, leurs présences restent toujours aussi marginales. Or lorsque l’on observe cette génération de la Double Vague, nous sommes surpris par le nombre d’auteurs. Alors, simple invisibilisation des artistes plasticiens racisés en France ou spécificité de la pratique cinématographique ? Un peu des deux. Le cinéma, dans son essence, est un art de masse selon le philosophe Alain Badiou. C’est une pratique à même de dépasser les frontières géographiques et sociales. On peut donc parler de pratique démocratique comme peut l’être la photographie pour certains historiens de l’art. Même si l’accès à la réalisation lorsque l’on appartient à des milieux défavorisés est difficile, celui aux films, lui, est facilité depuis l’essor des nouvelles technologies. L’arrivée de la VHS dans les années 80, 90 et d’Internet au début des années 2000 a permis à cette génération de se familiariser au cinéma et de découvrir certains courants comme celui du Nouvel Hollywood auquel beaucoup d’auteurs de la Double Vague se sont identifiés. La nature même de la pratique cinématographique permet donc ce type de dynamique, visible dans d’autres pays européens comme la Belgique ou l’Angleterre selon Claire Diao : “Je pense que l’image prend le dessus dans nos sociétés, elles nous envahissent. De fait, peut-être que l’accès au cinéma est facilité”.
Pour autant, toutes les préoccupations des réalisateurs de la Double Vague, mises en lumière dans leurs films touchent aussi d’autres strates de la société et du secteur culturel. Le succès d’Ouvrir la Voix, celui du festival Afropunk, l’émergence de médias ciblant les afrodescendants ou encore de manifestation comme Intersection ayant eu lieu à la Parole Errante à Paris sont autant d’éléments venant confirmer le fait que la génération de Double Vague s’inscrit dans un mouvement bien plus englobant. Aujourd’hui, c’est toute une génération, d’hommes et de femmes racisés et/ou issus des milieux populaires qui a fait le choix de faire entendre leurs voix. Peut-on donc parler de tournant ? Seul l’avenir nous le dira mais il semblerait que les choses bougent dans le bon sens.
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Au fait, c’est quoi le Black Love ?
L’expression #Blacklove a peut-être déjà traversé votre fil d’actualités lors d’un intense scrolling entre Twitter, Facebook et Instagram. Pourtant, avant d’être la promotion d’un amour entre deux personnes noires à coups de #couplesgoals sur ces réseaux, il a puisé ses origines dans une histoire américaine douloureuse, avant d’être érigé en concept d’estime et d’amour de soi, envers sa communauté et sa couleur de peau.
En France, le Black Love n’est pas un concept connu et les avis sur ce dernier sont partagés. Certain·e·s le pratiquent de manière inconsciente quand d’autres, après un long cheminement, ont fait le choix de le vivre. Il est perçu comme une traversée à deux, vers un éveil et une conscientisation politique et émotionnelle. Afin de mieux le saisir, nous avons aussi recueillis quelques avis d’hommes et de femmes noir·e·s ayant vécu ou vivant une relation de ce type.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Le Black Love ce n’est pas juste sortir avec un homme noir, c’est quelque chose de plus profond. C’est deux êtres conscients, avec un projet de vie qui affirment leur africanité dans leur façon d’envisager la vie . »
Laurette, 32 ans, journaliste
De l’Amour Noir résilient…
Durant la période de l’esclavagisme aux Etats-Unis, les Noir·e·s n’étaient pas considéré·e·s comme des citoyen·ne·s américain·e·s et étaient donc interdit·e·s de tous liens matrimoniaux. Pourtant, iels ont bravé les interdits, en mettant en place des cérémonies d’engagement, sacralisées par le rituel traditionnel du jumping the broom, hérité de leurs ascendants déportés quelques années plus tôt aux Etats-Unis et consistant à sauter par-dessus un balai. Ce saut symbolisait l’engagement en tant que mari et femme, balayant leur ancienne vie, pour la nouvelle, mais aussi un amour transcendant leur condition déshumanisante d’esclaves, un amour résilient et révolutionnaire. Le balai, rattaché à certaines croyances d’Afrique, était un appel à la fertilité, à la force, la loyauté et le respect. Ce saut du balai est toujours utilisé dans les mariages afro-américains de nos jours.
À partir de 1865, année de l’abolition de l’esclavage, le nombre de mariages ou de foyers composés de deux parents afro-américains n’a cessé d’augmenter, atteignant le pourcentage de 80% en 1890. Dans les années 1950, la médiatisation de la Lutte des droits civiques, les couples Martin Luther et Coretta Scott King ou encore Malcom X et Betty Shabbazz vont incarner la résistance sur la scène publique et du militantisme, tout en étant des modèles d’un Amour Noir réussi, combatif et résistant sur tous les fronts, y compris celui de la sphère privée. Dans une époque ségrégationniste où les Noir·e·s étaient dénié·e·s de leur humanité et de leur beauté, la valorisation d’un amour envers les siens était le socle des différents mouvements de lutte. Après l’obtention de l’égalité des droits civiques, les couples noirs vont par la suite être de plus en plus représentés dans les médias. Grâce à la création de sitcoms comme Good Times (1974-1979), The Cosby show (1984-1992), ou encore The Prince of Bel Air (1990-1996). De génération en génération, de plus en plus d’afro-américain·e·s accèdent à la sphère du show-business arrachant le statut de célébrités, en devenant à leur tour, les nouveaux modèles d’identification de la communauté afro-américaine. Les héros politiques et de justice sociale font maintenant place aux couples Will et Jada Pinkett Smith, Denzel et Pauletta Washington, Beyoncé et Jay-Z, etc… Des modèles qui représentent une réussite matérielle, sociale et un empowerment au sommet.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Aux USA, le Black Love encourage la cohésion de la communauté noire, préserve un système de valeurs et permet une transmission homogène. Je comprends que la chose soit prônée avec force. Mais j’y vois une autre opportunité de violence faite envers des hommes et des femmes noir·e·s qui auraient des partenaires de vie non noir.e.s… »
Marty, 24 ans, Responsable marketing
… A un Amour Noir révolutionnaire
En 2011, Akinyele O. Umoja, professeur des études afro-américaines à l’université de Georgie, publie Black Love Is a Revolutionary Act où il défend la thèse d’un amour noir qui a été persécuté d’abord par la loi avec l’interdiction des mariages d’esclaves, puis par l’incarcération massive de père de familles pour la lutte contre la drogue et enfin, par les médias et la représentation des afro-américains comme infidèles, instables, violents. Et celles des afro-américaines comme en colère, castratrices et « sauvages »… Comme l’explique le blogueur et militant Reginald Cunningham dans son article publié sur le Huffingpost « la suprématie blanche a essayé de tuer la notion de l’Amour Noir, parce que c’était une menace à l’oppression. Elle a fait de son mieux pour faire de “l’Amour Noir” un oxymore. Mais les attaques contre l’Amour Noir ont, je pense, (…) rendu l’Amour Noir plus fort que toute autre forme ».
En réponse à ce désamour de soi et des siens intériorisé, Ayo Handy-Kendy, fonde en 1993 le Black Love Day, célébré la veille de la Saint-Valentin jugée trop consumériste et basée sur une tradition européenne à laquelle Ayo Handy-Kendi ne s’identifiait pas. Le Black Love ici, ne se définit plus seulement dans le cadre d’une romance entre deux personnes noires mais célèbre une revalorisation de la communauté afro-américaine, une identification et une réappropriation d’un amour qu’elle n’avait pas le droit de célébrer quelques siècles plus tôt. En ce sens, le Black Love dépasse les frontières d’un amour à deux pour un amour spirituel. Il transforme le couple face à l’oppression sociale et raciale, il devient un havre de paix, un refuge. Dans un autre registre, le documentaire Black Love réalisé par Codie Elaine Oliver et Tommy Oliver, sorti le 29 août 2017 personnifie cet amour en allant à la rencontre de plusieurs couples noirs. Parmi ceux-ci, des couples vedettes telles que Viola Davis et son compagnon Julius Tennon, Meagan Good et Devon Franklin, ou encore Tia Mowry et son mari l’acteur Cory Hardrick, répondent à la question « Quel est le secret d’un amour pérenne ? ».
Certain·e·s afro-américain·e·s estiment que le Black Love est une résistance par le corps et l’esprit. Par le corps car il réhabilite la confiance en soi et la désirabilité, tout en élevant spirituellement celleux qui le pratiquent. Le verbe pratiquer peut sembler paradoxal avec l’amour qui est un sentiment qui se vit, mais le Black Love atteint désormais une dimension de mode de vie et d’état d’esprit. Un amour révolutionnaire et spécial qui transcende les difficultés de relations mixtes où la déconstruction de certaines idées racistes et de stéréotypes peut devenir lassante et handicapante. Les séries comme Being Mary Jane (2013), Insecure (2016) ou encore She Gotta Have It (2017) le montrent assez bien. Comme l’explique Marty,« il existe une différence sur le plan du référentiel culturel et ce n’est pas très gênant, jusqu’au jour où l’on constate qu’il manque à l’autre cette extra-sensibilité qui va l’empêcher de faire des suppositions ou des blagues de mauvais goût. Ce moment où on perçoit une attaque qu’il est impossible pour lui de saisir… ».
« Être avec un homme noir m’a permise de m’assumer complètement. Il me ressemble, vit en quelque sorte les mêmes combats, ne remet pas en question mes sentiments quand je pense avoir vécu une injustice et nos discussions sur notre construction en tant que Noirs vivant en France sont passionnantes. »
Raïssa, 28 ans, Directrice artistique
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Les maux de toutes mes relations avec les femmes blanches n’étaient pas liés à leurs caractères ni à leurs centres d’intérêts, mais plutôt au désaccord qui m’habitait quant à la projection d’une vie future dans la préservation de ma culture et valeurs. A contrario, comme j’ai grandi en France il m’est pratiquement impossible de me projeter avec une femme noire qui n’a aucun lien avec la culture française par son vécu. »
Youssouf, 30 ans, Chauffeur
Un Amour Noir français est-il plausible ?
Si depuis une dizaine d’années les comptes Twitter et Instagram célébrant le Black Love se multiplient, en France métropolitaine les avis sont partagés sur la pertinence du concept. Il reste peu visible et ne revêt pas la dimension de phénomène social. D’ailleurs, comment pourrait-il exister dans un pays où les différences sont gommées voire niées? Pour Milandou, 42 ans, en couple depuis 18 ans, ce contexte peut faire naître un Black Love à la française. « On est dans un pays assimilationniste où les communautés n’ont pas lieu d’être, avec une société où le noyau familial est de plus en plus désintégré et où ton africanité est d’une certaine manière diluée. En fait, le Black Love propose un tout autre paradigme qui prône l’africanité, le couple et la famille ». Mais surtout, la France ex-nation colonisatrice est vectrice de stéréotypes envers les Noir·e·s qui conduisent à adopter des schémas mentaux de rejet et de dépréciation chez les afrodescendants eux-mêmes, cherchant ainsi chez les blanc·he·s une acceptation et une légitimité sociale. Frantz Fanon le démontre très bien dans Peau noire, masques blancs (1952). En découle une injonction au couples mixtes qui se traduit clairement dans le monde audiovisuel : Aïssa Maïga et Romain Duris dans Les Poupées Russes (2005), Omar Sy et Charlotte Gainsbourg dans Samba (2014), ou du côté du petit écran Louis Denis Lion et Audrey Lamy dans Scènes de ménage. Cette injonction au couple mixte prouverait qu’en tant que personne racisée, on ne privilégie pas (trop) un amour dit « communautaire ». Est-ce une manière implicite de prôner le métissage comme le dépassement des problèmes raciaux, avec notamment le mythe tenace de l’enfant métisse qui serait plus beau que les autres « juste » blancs, noirs, asiatiques, arabes, etc. Avec des cheveux frisés « mais pas trop » crépus, avec une peau mate « mais pas trop » foncée, avec un nez « pas trop » épaté ? Une fétichisation qui passe en premier lieu par le ou la conjoint·e afrodescendant·e, qui peut se poser légitimement des questions sur la nature de sa relation, par peur d’être exotifié·e et consommé·e. Est-ce moi qui suis aimé·e ou ce que je représente ? Sont-ce mes supposées capacités « naturelles » qui sont convoitées ou ma personnalité ? Suis-je essentialisé·e ou suis-je aimé·e ?
En cela, lorsqu’il s’agit de trouver des exemples de couples noirs, il nous vient à l’esprit Lilian Thuram et Kareen Guiock, Teddy Riner et sa compagne Luthna Plocus Harry et Chrislaine Roselmack et… c’est tout. D’ailleurs, Harry Roselmack incarne à lui tout seul le dépassement de plusieurs problématiques sociales en France : il fait figure de représentativité dans un domaine autre que le sport ou le divertissement et fait rare, du haut de sa réussite sociale, il est marié à une femme noire. Dans le domaine du sport, notamment celui du football où la quasi absence d’épouses ou compagnes noires interroge ou fait sourire, faut-il y voir là une convergence ? Plus les hommes noirs atteignent une certaine réussite sociale, plus leur choix matrimonial serait porté vers les femmes blanches. Et puisque l’art imite la nature, le cinéma français rend bien compte de la quasi-inexistence des couples noirs (hétéros ou homos, de CSP+ ou prolétaires) en termes de représentations sociales et modèles dans la sphère publique. Comme figures d’exception on peut citer Il a déjà tes yeux (2017), avec Aïssa Maïga et Lucien Jean-Baptiste ou Bienvenue à Marly-Gomont, toujours avec Aïssa Maïga et Marcel Zinga cette fois-ci. A contrario, lorsque des couples noirs apparaissent à l’écran, ils sont souvent caricaturaux – une « mama » castratrice ou un couple de sans papier débarquant du continent – vivant un amour malsain ou comique (coucou Le Crocodile du Botswanga réalisé par Fabrice Eboué).
« Pour moi, le Black Love a plus de mérite en France qu’aux USA, parce que généralement un Noir qui réussi est souvent avec une femme blanche. »
Milandou, 42 ans, Banquier
Aussi, un « Amour Noir » inscrit dans un contexte français ne peut se baser uniquement sur la couleur de peau. Il y a plusieurs personnes noires immigrées ou afrodescendantes qui portent des bagages culturels parfois très différents. Comme le dit si bien Mady, qui parle des black loves au pluriel : « c’est comme l’Afrique, ce n’est pas un seul pays avec une seule culture africaine ». Ce qui implique plusieurs formes d’amour et des rapports multiples à ce dernier mais aussi à la romance et à l’intimité. Pour autant, est-il pertinent de parler d’un Black Love pour des personnes noires, vivant en Afrique ? On peut citer Didier Drogba et son épouse Lalla Diakité en tant que célébrités. Mais si le hashtag apparaît sous les publications de couples noirs Sud-africains, Ivoiriens ou Ghanéens, est-il consciemment pensé comme un Amour Noir ? En Afrique, les couples se pensent-ils comme noirs ou plutôt comme appartenant à des ethnies, des régions ou des pays différents ? Le fait de ne pas avoir subi une oppression dans un contexte social et ethnique différent, entraîne une définition moins contestataire d’un Amour Noir. Comme vu plus haut, le concept du black love a émergé dans un contexte occidental, où les Noir.e.s étaient minoritaires. Iels ont été pensé·e·s comme racisé·e·s, renvoyé·e·s à une altérité, à LA différence. Iels se voient en miroir d’une société majoritairement composée d’une autre race sociale. En cela, le Black Love s’est mué progressivement en revendication politique, sociale et intime puis en mode de vie.
En France métropolitaine, il prend sens dans un contexte (afro)diasporique, d’exil ou d’immigration. Il prend racine de manières différentes et n’est pas un calque de son homonyme américain. En effet, pour la majorité des personnes interrogées, le Black Love français peut être assimilé à un mode de vie choisi, conjuguant réussite sociale avec un prisme fort tourné vers l’Afrique. Avec la prégnance des réseaux sociaux, le black Love se mue et s’adapte au contexte dans lequel il commence à fleurir. Il se transforme au gré du temps et de l’espace social. Cet amour questionne la question du communautarisme, de l’universalisme français et des habitus d’un groupe de personnes. Comme constaté dans les différents témoignages recueillis, ces afrodescendant.es se sont posé.es la question d’un Black Love en le vivant ou en se projetant. Et en contrebalançant ce questionnement avec leurs différentes expériences avec une personne d’une autre couleur de peau. C’est bien cette conscientisation de l’amour qui est importante. À partir de déconstruction de stéréotypes et de mythes sur les personnes noires, de réappropriation d’un amour de soi et des membres de sa communauté, le Black Love est alors perçu comme un lieu sécurisé, comme l’explique Raissa et Mael, ensemble depuis quatre ans et demi. Toutefois, la loi des pairs n’exempt pas de problématiques liées au genre. Par exemple, un homme noir peut avoir des attitudes sexistes et/ou de misogynoir intériorisées envers sa partenaire. Pour Marty, « il existe pour moi, qui suis une femme, d’autres degrés d’insécurité. Ce n’est pas en me mettant avec un homme noir que tout devient plus agréable à vivre dans l’intimité ».
Ainsi, le(s) Black Love(s) prend racine dans un contexte social où les différences de chaque partenaire peuvent jouer sur la stabilité et la sanité du couple. Mais il puise aussi sa source dans la volonté de chacun à choisir ce qu’il considère comme une relation basée sur une mémoire collective ainsi que sur des valeurs et une richesse culturelle similaires. Un amour privilégiant un “ethos de race” qui, sans vouloir s’enfermer dans un entre-soi, prône une acceptation de soi pour une acceptation de l’autre.
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