Crédits : Getty Images
Une inspiration intemporelle
L’appropriation populaire d’une figure artistique peut avoir deux effets. Le premier est inévitablement son amoindrissement par un ”trop plein de” ou pour faire simple ”trop de Frida Kahlo tue Frida Kahlo”. Le second est la diffusion des idées de l’artiste, son univers, et son essence. L’univers de Frida Kahlo possède à la fois une expression onirique luxuriante, haute en couleurs tout en donnant à voir une brutalité de la vie, de la réalité, de sa réalité. Comme elle le disait elle-même “ils ont dit que j’étais surréaliste, mais je n’ai jamais été surréaliste. J’ai peint ma réalité”. Et c’est bel et bien à travers cette essence artistique et personnelle que nombre de blogueurs et artistes afrodescendants se reconnaissent et puisent toute inspiration. “J’ai commencé à faire des autoportraits “Black Kahlo” hommage à Frida Kahlo en 2011, raconteCorinne Gabelle aka Demoizelle Coco, 30 ans, d’origine congolaise et créatrice de bijoux à Paris.”C’est une artiste que j’aime beaucoup, qui m’évoque la persévérance et l’espoir face à l’adversité. A travers ses autoportraits, elle racontait son histoire, sa quête d’identité et le rapport à soi. Pour moi, ce sont des thèmes universels, peu importe les origines et le sexe, on peut tous se retrouver en Frida Kahlo.”
Courtesy Demoizelle Coco
Courtesy Omar Victor Diop / Galerie Magnin-A
Lorsque l’on se penche sur les différents hommages que lui rend Tony Gum, artiste et blogueuse sud-africaine, à travers son projet Iconic Women Series, il semble évident que l’hommage se trouve bien au-delà d’une appréciation purement esthétique même si celle-ci y joue beaucoup. Dans “Free Da Gum”, tryptique de photographies, Tony Gum explique en quoi cette série est immunisée contre la peine, l’oppression et même la misogynie du monde de l’art, tout en faisant de son inspiration pour Frida Kahlo une critique du corps africain – particulièrement celui de la femme africaine – comme icône de la souffrance. D’après la lecture de la Christopher Moller Gallery à propos de “Free Da Gum”, la photographe cherche à : “déconstruire, enflammer le désir et apporter une vision plus favorable de l’Africanité”. Il suffit de parcourir son fil instagram pour noter la présence systématique de l’adjectif “free” pour qualifier les posts où elle s’inspire de la peintre. Comme pour marteler son inscription dans la “born-free generation”, celle d’une jeunesse sud-africaine post-apartheid, qui se désenchaîne de son futur en connaissant son passé et en vivant son présent.
“Free Da Gum”Courtesy Tony Gum
Une muse politique
En faisant de Frida Kahlo une muse intemporelle, ces artistes et blogueurs afrodescendants affirment s’être reconnus dans ce que l’artiste mexicaine a été tout au long de sa vie : une femme féministe revendiquant dans son moi le plus profond sa liberté politique et sexuelle. Sa liberté de s’affranchir des codes esthétiques en laissant bien voyants son monosourcil et le duvet au dessus de sa lèvre supérieure, nous rappelle tout l’avant gardisme de cette femme dans une époque actuelle où l’on prône le #BodyPositive. Sa facilité déconcertante à se glisser dans la peau de son alter ego masculin et d’écumer les conquêtes féminines on en fait une icône gay. Sa mythique couronne de fleurs, bien que ne remplissant qu’une fonction esthétique à première vue, tout comme ses robes fleuries, étaient l’affirmation de ses traditions et racines amérindiennes. Tous les codes emblématiques de l’artiste-peintre sont repris ou légèrement détournés par la jeunesse afropolitaine. Les robes fleuries sont remplacés par des tissus en pagne tissé, à l’instar du photographe sénégalais Omar Victor Diop dans son projet remixing Hollywood, ou encore sa couronne de fleur par un turban en wax comme le fait Corinne Gabele dans sa série “Black Kahlo”.
« Ode to Frida » Courtesy Jabu Nadia Newman
L’imposante personnalité de Kahlo, son non-conformisme, sa vie comme un combat face à la maladie trouvent un écho retentissant chez cette jeunesse noire. Cette dernière vit dans un monde ultra connecté où tout peut être source d’inspiration, mais où leurs racines africaines sont les moyens par lesquels ils clament leur ressenti et leur rapport sensible au monde. A travers Kahlo, c’est une liberté transcendante qu’ils réincarnent, c’est pour eux le choix d’un esthétisme militant. Un sentiment de puissance, une attitude de provocation envers le monde, l’assurance d’une féminité non-bornée aux diktats sociaux. “L’idée d’une ode à Frida Kahlo m’est venue naturellement car son travail m’a toujours inspirée. Elle a une manière si sublime et sincère de représenter les féminités, la maternité, les maladies psychologiques, l’amour et la naissance qui m’a toujours intriguée. Cette série d’autoportraits a vu le jour car je ressentais le besoin de travailler sur l’amour de soi et de créer une image dans laquelle je pourrais complètement me reconnaître, me sentir belle et aimée.”, raconte Jabu Nadia Newman, 22 ans, photographe et réalisatrice sud-africaine. “Si l’art de Kahlo inspire autant la génération des Millenials Noirs, c’est à cause du coeur des sujets et problématiques qu’elle soulevait. Ses oeuvres étaient très introspectives et je crois que beaucoup d’artistes noires vont puiser leur inspiration et leur motivation au plus profond d’elles-mêmes. Il y a aussi le fait que Kahlo dépeignait une forme de beauté qui n’avait rien à voir avec celle présentée par les artistes occidentaux d’antan. À travers l’art, c’était aussi sa culture, son héritage et son identité qu’elle exprimait.”
« Catalyst » Courtesy Bumi Thomas
“On partage avec Frida un sentiment d’isolement, qui va de pair avec le sentiment d’être invisible. Cette douleur singulière est nichée dans le coeur des laissés-pour-compte et elle émancipe autant qu’elle exclut.”
Pour Bumi Thomas, artiste anglaise d’origine nigériane, auteur de “Catalyst”, série de portraits hommage à Frida Kahlo, la réinterprétation de Kahlo par la jeunesse noire est un acte politique qui participe à une décolonisation des mentalités. “Le lien entre Frida et les Millennials Noirs est plus qu’évident. Selon moi, c’est dû à notre désir de déconstruire les conceptualisations pré et post-coloniales de “l’autre” qui nous ont été imposés et de reprendre le contrôle sur nos identités dans l’espace local et mondial. On partage avec Frida un sentiment d’isolement, qui va de pair avec le sentiment d’être invisible. Cette douleur singulière est nichée dans le coeur des laissés-pour-compte et elle émancipe autant qu’elle exclut. Aujourd’hui, on se retrouve à l’orée d’une nouvelle ère, d’un monde où une image vaut mieux que mille mots et où nos convictions donne forme à une toute nouvelle époque. Je pense que c’est notre rôle d’être les agents du changement. On remet en cause la dissonance culturelle, le tout en s’appropriant l’histoire de nos vécus migratoires. On cherche à sortir des visions anthropologiques éculées en créant par la même occasion des représentations modernes et justes de ce que nous sommes.”
Pour ces filles de Frida Khalo, inscrites dans une époque où la condition des femmes évolue entre victoires arrachées et rétrogressions arbitraires, l’inspiration est au-delà de la forme. Elle va se puiser dans le fond, dans l’exemplarité que l’artiste mexicaine représente. Une place d’égal à égal face à leurs homonymes masculins, un combat pour une visibilité en masse des femmes noires dans le monde des arts ou encore l’acceptation d’une beauté plurielle. Frida Kahlo est définitivement une icône de la pop culture dont l’impact est mondial et l’héritage multiple. Chaque communauté en a fait une réinterprétation moderne selon ses propres codes, référentiels et traumas.
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