Après une campagne de financement participatif lancée en 2015 pour la réalisation de son “film-guérilla” Ouvrir La Voix, Amandine Gay voit enfin le fruit de deux années de labeur récompensé par une sortie nationale (et trois autres en Suisse, en Belgique et au Canada), avec pas moins de 10.000 entrées. Avant ça, chaque projection en circuit de diffusion alternatif fait salle comble. Plusieurs médias français relaient l’information et les éloges ne tarissent pas. Chronique d’un succès inattendu.
Le documentaire entre enquête sociologique et entretiens semi-directifs, donne la parole pendant 1h30, à une vingtaine de femmes noires françaises et belges. Leur parcours de vie, la confrontation à un monde “blantriarcal”, teinté de racisme et sexime. Aucune mise en scène, juste une invitation à prendre le thé et à écouter. Les minutes passées devant Ouvrir la voix déchirent le rideau sur des vérités tues. Celle d’une inégalité raciale en France et celle de tranches de vie de sexisme, d’homophobie et de misogynoir intériorisées. Une réalité qui pourrait faire doucement frémir la société française, qui après avoir effacé le mot “race” de sa constitution, réalise qu’en niant leur identité, Marianne musèle et confisque la voix de ses filles noires. Pourtant, ce documentaire qui a fait salle comble à chaque projection a failli ne pas voir le jour.
Portrait d’Amandine Gay, Credits : Enrico Bartolucci
“la question ici, c’est qui peut prétendre au statut de cinéma d’auteur ? Comme si ce cinéma n’est pas censé être incarné par quelqu’un comme moi. C’est aussi sur cela que çà joue, un mépris de classe, de genre et de race”
L’audiovisuel, une sphère politique comme les autres
Le contexte dans lequel Amandine Gay, désormais installée au Canada, a pu réaliser son film n’a rien du choix d’un do it yourself revendiqué. Après présentation de son projet au Centre National du Cinéma, elle se voit refuser le financement et le soutien du centre. “À partir du moment où cela ne rentre pas dans le cliché qu’ils ont des femmes noires, çà n’existe pas. C’est la question de l’imaginaire… Mon inquiétude résidait dans le fait de savoir si le film allait être labellisé tout public. Il ne sort pas avec un soutien exceptionnel, nuance-t-elle. J’ai dû monter ma boite de production et distribution -“Bras de Fer” montée avec mon conjoint – pour pouvoir sortir le film en salles”. Toutefois, Amandine Gay se confronte à la difficulté à trouver des salles pour une sortie nationale (ce qui n’est pas chose facile avec les salles d’art et d’essai, surtout les plus petites avec un seul écran) “car l’exploitation se doit d’être intensive les deux premières semaines (…) au final, le film a eu un bon trajet. J’ai une grosse tournée de prévue”. Pas moins de 24 projections-débats tous publics de Guadeloupe à Bern en passant par, 5 projections scolaires en France. Dans son blog hébergé par Médiapart, la réalisatrice fait un bilan qui démontre le tour de force dont elle a fait preuve : “80 documentaires français sont sortis en France en 2016 dont 50% ont fait moins de 3.000 entrées et 65% ont fait moins de 10.000 entrées (au total de leur exploitation). Encore plus fort, depuis 1945, 800 documentaires français sont sortis en salles, dont 50% ont fait moins de 5.000 entrées”. Un pied de nez à l’idée reçue selon laquelle les Noir.es ne fréquentent pas les salles de cinéma, encore moins, celles d’art et d’essai. “Si nous ne fréquentons pas les salles d’art et essai, ce n’est pas parce que nous sommes imperméables aux films d’auteur.e.s, c’est parce que l’offre de films ne nous concernent pas. Dès que nous sommes représenté.e.s, on se déplace massivement” remarque justement Amandine Gay.
Décrit comme tel, le parcours de son film semble sans embûches vers le chemin d’une sortie nationale. Pourtant c’est essentiellement grâce aux réseaux sociaux, tout particulièrement par la mobilisation en amont d’un crowdfunding qui a fait connaître le projet documentaire d’Amandine Gay. Sans oublier le soutien massif des afro-féministes françaises dont le film a pu bénéficier. Ce n’est qu’à partir du moment où l’information de la sortie en salle a commencé à tourner, qu’un revirement médiatique avec une grosse couverture dans la presse s’est fait sentir. À en croire la revue de presse du documentaire, de plus en plus importante à mesure d’un bouche à claviers lui aussi de plus en résonnant. Même au niveau de la distribution, la réalisatrice note un changement, “le planning familial et la LHD sont partenaires sur la sortie nationale, ça montre une réelle volonté de s’ouvrir à ces questions là. Des partenariats dont j’ai été la plus surprise mais aussi fière. Je ne suis pas sûre que cela aurait pu arriver l’année dernière”. Cependant, pour elle, le plus gros problème “c’est d’arriver à faire parler du film dans les médias cinéma et obtenir des critiques du film. J’attends encore les Cahiers du cinéma, Positif, Le film français etc” lance-t-elle. En parlant de critiques de films, Amandine Gay a reçu lors de la promotion de son film, des invitations de journalistes de grands médias français à venir converser autour du film Détroit réalisé par l’américaine Kathryn Bigelow, traitant de la socialisation des gangs noirs de la ville du même nom…

“On attend désormais que les films représentant toutes les composantes de la société française : les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, les personnes queer et trans, etc., etc. deviennent une banalité”
Aussi, autant au niveau de l’exploitation que de la couverture médiatique ce sont les femmes qui se sont le plus investies en terme de communication. On le remarque à la signature des articles des journaux français sur Ouvrir La Voix. Selon la réalisatrice, ceci peut s’expliquer par “le fait que les exploitantes de cinéma doivent représenter à tout casser 10% des programmateurs français. En somme, plus de la moitié de ceux qui ont programmé mon film en salle”. A la question de savoir quels ont été les arguments des programmateurs qui ont refusé de diffuser son film, la réalisatrice confie, agacée, que pour eux, Ouvrir la Voix “n’est pas un film de cinéma, mais plutôt de télévision. Ce qui est complètement faux, puisque c’est un film qui a gommé tout ce qui a trait aux références télévisuelles” à savoir l’immersion dans la vie des protagonistes prisée des émissions télévisuelles ou encore les émissions voyeuristes où la parole et le vécu des sujets ne sont pas pris dans leur totalité. Dernière en date, l’émission “Blacks, chics et festifs” diffusée sur M6 (15 mai 2017). En poursuivant, Amandine Gay soulève une fois de plus les problématiques que posent les institutions culturels en France “la question ici, c’est qui peut prétendre au statut de cinéma d’auteur ? Comme si ce cinéma n’est pas censé être incarné par quelqu’un comme moi. C’est aussi sur cela que çà joue, un mépris de classe, de genre et de race”, remarque la réalisatrice avant de rajouter, “parce qu’il s’agit d’un milieu de l’entre soi. Ces gens discutent avec moi comme si je n’étais pas cinéphile, que je suis tombée par hasard sur une idée de documentaire, en plus je suis une femme noire.”
Paroles cathartiques, paroles politiques
Le son, la parole libérée et libératrice. Un flot de paroles d’un long fleuve tumultueux. Raconter à son entourage une énième micro-agression subie, le rejet des autres pendant la scolarité, le renvoi à stéréotypes coloniaux et discriminatoires, ou encore l’hypersexualisation et l’animalisation de leurs corps réifiés et fantasmés (femme sauvage, tigresse, panthère etc.), le sexisme au sein des milieux afros et le concept de respectabilité que se doit d’incarner “la” Femme noire. Car oui, les femmes noires sont cataloguées sous le concept flou de la bonne femme, féminine, bonne cuisinière, effacée mais forte, soumise et indépendante (mais pas trop), amante exquise mais mère respectable tout de même. En somme, elles se doivent de correspondre à une idée patriarcale de la femme noire. Toutes ces problématiques ressortent d’une manière ou d’une autre, dans le discours de ces femmes. de par grille d’analyse sociologique avec des entretiens semi-directifs, la réalisatrice assoit cette volonté d’objectiver un discours qui n’est pas seulement de l’ordre des individue.s. Dans le métrage, les scènes s’entrechoquent, des plans serrés sur les visages, un face à face frontal et sans fioritures. Si l’on devait regarder le documentaire d’Amandine Gay sans le son, en se faisant mime de la France, des milieux militants et de prises de paroles qui confisquent la parole des racisé.es; seuls interpelleraient les expressions joviales de ces afrodescendantes, leur regard scrutant quelques souvenirs et parfois, sur leur visage tantôt un rictus, tantôt un sourire ironique. “Je suis partie dans l’idée d’un documentaire de création avec des partis-pris esthétiques très forts. Il n’y a pas de musique, pas de voix-off, on est sur une prise de vue très serrée à la lumière naturelle et caméra portée”.

La réalisatrice confie qu’elle avait aussi cette “volonté qu’on voit bien la lumière et le grain de peau. Du coup, on a tourné en Black Magic, ce qui se rapproche le plus aujourd’hui d’une pellicule. C’est un boîtier qui permet de mettre des optiques photos dessus et qui donne cette profondeur de champs avec un flou derrière. En étant aussi près on capte les mimiques de chacune”. Ce qui réaffirme l’individualité des personnes noires et des femmes ici en particulier. Elles ne sont plus cette masse floue de minorité visible. Elles sont femmes, avec différentes physionomies, teintes de noirceur, types de cheveux, manière de parler et de s’exprimer. Par cette trace visuelle, la réalisatrice souhaite montrer “qu’une vingtaine de femmes est capable de parler de leur vie et de leur situation de femmes noires en France comme un problème politique, tout en refusant le paternalisme ambiant et le syndrome du bon samaritain de la gauche bien-pensante”. Ces femmes sont “filmées en légère contre-plongée pour leur donner prestance et puissance. Je voulais quelque chose de très digne” informe Amandine Gay. Pour celle-ci, l’objectif du film est également d’engager une réelle conversation globale sur les questions de racisme. “En France, on pointe les USA comme le pays méchant et raciste. Alors qu’en Suisse, en Belgique et au Québec c’est la France que l’on pointe du doigt. Dans ces pays là, je ne voulais pas que mon film devienne celui qui montre la violence du racisme en France et efface les problématiques locales. Il m’a semblé nécessaire d’être accompagnée par des associations locales militantes et racisées, présentant le film et re-contextualisant la discussion dans leur propre pays”.
Amandine Gay donne à ces tranches de vies, une dimension de témoignage et d’archivage, afin que les micros-agressions liées à l’identité double, celle d’être femme et noire, ne soient plus jamais minimisées et tues. Une bataille remportée avec succès dans le monde du cinéma-guérilla français, qui sonnera peut-être le glas d’un sens commun et d’un entre-soi de plus en plus pesant. En guise de fin, comme comme l’énonce la réalisatrice, “On attend désormais que les films représentant toutes les composantes de la société française : les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, les personnes queer et trans, etc., etc. deviennent une banalité”.
À LIRE AUSSI