Le 19 juillet 2016, Adama Traoré meurt asphyxié sous le poids de trois gendarmes à Beaumont-sur-Oise. Depuis, sa soeur Assa mène une bataille judiciaire et médiatique pour obtenir la vérité sur l’affaire. Celle qui refuse de se taire face à l’autorité de l’État pour défendre son défunt frère et s’impose comme la figure de proue de la lutte contre les violences policières est-elle une Antigone des temps modernes ? Ce qui est sûr, c’est qu’Assa Traoré compte bien réécrire l’issue de ce mythe tragique.
Port de tête altier surmonté d’un afro vaporeux, le regard perçant de détermination, elle s’exprime d’une voix puissante et précise, digne d’une tragédienne. Et pourtant, Assa Traoré en refuse le destin. Devenue la porte-parole des familles de victimes de violences policières, elle rappelle le mythe d’Antigone, princesse au verbe mordant qui défie la figure parentale représentant l’État autoritaire. « Antigone m’est étrangement familière, alors même que nous ne venons pas de la même époque », m’explique-t-elle quand je la rencontre dans un salon de thé parisien, début mars. « Elle et moi subissons notre destin car nous sommes face aux institutions les plus puissantes qui sont l’État et la Justice. Nous n’avons ni leur force, ni leurs armes, ni leur nombre, mais nous résistons. Seulement, si Antigone et moi avons un but en commun, ce n’est pas le même combat ».
Comme malgré elle, Assa semble réécrire la fin de son double mythologique tragique : après avoir lutté pour enterrer son frère en bonne et due forme, elle ne compte pas se laisser emmurer comme l’héroïne de Sophocle, mais bien faire éclater la vérité, sa liberté, et celle de ses pairs. « On doit au moins cela à mon frère, c’est obligé », clame-t-elle au milieu des cliquetis de porcelaine. «Chaque matin, je pense à lui, en me demandant comment on en est arrivé là. Je suis prête à tout pour que sa mort ne reste pas impunie et que son nom devienne le symbole d’un basculement vers plus de justice pour tous. C’est un combat d’abord pour lui, mais aussi pour mes frères harcelés par la police et tous les autres jeunes des quartiers stigmatisés.», explique l’ancienne éducatrice spécialisée de 33 ans, qui a mis sa carrière entre parenthèses pour se consacrer à cette lutte judiciaire. Et médiatique.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Je ne suis pas une héroïne. Ce n’est pas moi le symbole, mais mon frère. Je suis simplement la soeur d’Adama Traoré. Ce n’est pas mon nom qui importe mais celui de mon frère qui doit devenir celui du basculement d’un système.»
Assa Traoré
Enterrer un frère
19 juillet 2016, jour de canicule. Adama Traoré fuit un contrôle de gendarmes qui a lieu dans le centre-ville de Beaumont-sur-Oise, dans le 95. Violemment interpellé, le jeune homme qui venait de souffler sa 24e bougie ce jour-même est déclaré mort à 19h05 dans la cour de la gendarmerie de la ville voisine de Persan. « Parce que tu n’es pas allé chercher ta carte d’identité à la mairie. Parce que tu as prévu de fêter ton anniversaire ce soir. Parce que tu n’as pas envie de te retrouver en garde à vue comme c’est toujours le cas quand un jeune n’a pas ses papiers », résume sa grande sœur dans Lettre à Adama, journal de bord des neuf mois qui ont suivi le décès, co-écrit avec la journaliste Elsa Vigoureux et publié au Seuil le 19 mai 2017. Dans la tragédie de Sophocle, Antigone perd ses deux frères Étéocle et Polynice, qui se sont entretués pour devenir roi de Thèbes. Tandis qu’Étéocle a le droit aux rites funéraires usuels, la dépouille de Polynice est interdite de sépulture, abandonnée aux charognards. De quoi rappeler le corps d’Adama, laissé au sol en plein cagnard, ventre à terre, les mains menottées dans le dos. Une fois appelés, les pompiers seront même empêchés d’intervenir car les gendarmes clameront qu’il simule. Comme dans la tragédie grecque, c’est également la soeur qui prend aussitôt le rôle de sauver l’honneur de son frère mort. « Je vais te défendre, je vais nous défendre. Savent-ils qui nous sommes ? Croient-ils que nous allons nous taire ? Je veux briser le silence qui m’assaille, la peine qui est en train de m’engloutir », écrit Assa. À la différence d’Antigone que sa soeur Ismène refuse de soutenir, Assa peut compter sur sa fratrie de seize frères et sœurs.
Dans cette famille recomposée ultrasoudée, Assa Traoré, s’est très tôt conduite comme une mère pour ses frères et sœurs : « J’étais l’aînée de Beaumont, la grande parmi les plus jeunes », me raconte-t-elle devant sa citronnade qui a mis du temps à arriver. C’est donc naturellement qu’elle s’est mise à mener cette lutte judiciaire à bras-le-corps, quitte à prendre des décisions extrêmes. Comme devoir refuser la proposition du préfet d’envoyer la dépouille d’Adama, le lendemain de sa mort, au Mali pour qu’il y soit enterré dans les trois jours comme le voudrait le rite musulman.
« Assa a compris quelque chose de très juste et rare dans le champ politique et culturel : la force de l’intransigeance », analyse le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, rencontré quelques jours plus tard. Ce soutien de la première heure du comité Vérité pour Adama ajoute : « Souvent les gens cèdent, se placent en situation de demande, et donc acceptent facilement ce qu’on leur propose. Une forme de politesse dans l’espoir d’être mieux traité. Mais pas Assa qui a compris qu’on gagne le pouvoir quand on se montre intransigeant avec lui. Dès le départ, elle a su dire non. En cela, elle nous rappelle à une certaine éthique de l’intransigeance, et nous met face à nos propres compromissions permanentes avec les pouvoirs. Elle nous montre que c’est à condition de ne rien céder que l’on peut plier le monde à sa volonté.» Cette intransigeance, Assa et Antigone l’ont en partage. À plusieurs reprises, Créon, l’oncle d’Antigone devenu roi de Thèbes, propose à sa nièce de faire machine arrière et de fermer les yeux sur le fait qu’elle a bravé la loi en tentant d’enterrer son frère. À chaque fois, elle persiste à désobéir. Et c’est là que réside la différence majeure avec Assa qui se place, elle, du côté de la loi. « La justice est une affaire de droit avant d’être une question de vérité. Si tu ne connais pas tes droits, tu ne peux pas avoir accès à la justice », assène Assa Traoré. Contrairement à Antigone qui s’active seule et en cachette, Assa agit collectivement : « Heureusement que des militants nous avaient prévenus qu’on ne pourrait plus faire de contre autopsie si on acceptait le corps d’Adama. Ils nous ont expliqué qu’on avait donc intérêt à le refuser pour prendre le temps et le soin d’éclairer les causes de sa mort. L’État, en revanche, savait tout cela pertinemment en nous proposant d’envoyer le corps au Mali. C’est pour ça que je réclame vérité et justice, car ces deux notions ne vont pas forcément toujours de pair visiblement en France aujourd’hui.»
La contre autopsie lui donnera raison : contrairement aux premières thèses d’ « infection pulmonaire » ou de « malformation cardiaque » présentées confusément par Yves Jannier, procureur de Pontoise de l’époque, deux médecins de l’Institut médico-légal de Paris ont confirmé le 26 juillet 2016 la « mort par asphyxie » d’Adama Traoré, étouffé sous le poids des trois gendarmes qui l’ont interpellé. “Il y’a quelque chose de pourri au royaume de France” pour paraphraser un certain Marcellus dans Hamlet de Shakespeare. Comme dans la tragédie de Sophocle, l’odeur du cadavre, symptomatique d’un pouvoir abusif, finit par alerter la cité, le pays et même à l’international. Au point que le New York Times titre le 29 juillet 2016 « Black Lives Matter in France, too ». Adama Traoré est décédé des suites d’un plaquage ventral, technique létale mais légale et même enseignée aux forces de l’ordre françaises, qui a également conduit à la mort en France de Lamine Dieng, 25 ans en 2007, Abdelhakim Ajimi, 22 ans en 2008, ou encore Amadou Koumé, 33 ans en 2015. C’est cette même pratique d’immobilisation asphyxiante, interdite dans plusieurs pays, qui a tué Eric Garner, le 17 juillet 2014 à New York, alors qu’il a répété à sept reprises « I can’t breathe » durant son horrible agonie filmée. Des derniers mots devenus le slogan du mouvement militant Black Lives Matter.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Tant que mes enfants ne pourront pas circuler librement, sans être contrôlés dix fois par la police ou risquer d’être tués sur un malentendu, je ne m’arrêterai pas. Si on peut tuer mon fils en toute impunité, il en va de même pour celui de n’importe qui d’autre.»
Assa Traoré
Être ou ne pas être du côté de la loi
« Le mouvement Black Lives Matter, aux Etats-Unis, s’est construit dans un contexte précis pour dénoncer les violences systématiques de la police contre les corps noirs », nous rappelle Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences en philosophie contemporaine, jointe par mail. «Ce mouvement met en lumière une idée de la démocratie américaine, enracinée dans l’idéologie de la suprématie blanche (massacre des primo-américains, mise en esclavage et déportation des africains, ségrégation…) et renoue avec toute une histoire de lutte pour l’émancipation noire, celle du mouvement des droits civiques et celle du Black Power. L’histoire de la République française n’est pas similaire à celle de la démocratie américaine ; son rapport à la question raciale ne l’est pas non plus. Toutefois, ce que pointe le mouvement de mobilisation pour Adama Traoré, qui rejoint d’autres combats menés par d’autre familles, c’est que la vie des jeunes hommes identifiés comme noirs, mais aussi comme arabes, vivant dans les banlieues françaises, ne compte pas. Il s’agit dès lors de briser une logique de relégation dans laquelle on enferme les jeunes hommes de banlieue, non-blancs, perçus d’emblée comme des ennemis pour la cohésion de l’ordre social républicain. En France, mais aussi en Europe, ces pratiques de relégation sont soutenues par des discours politiques et médiatiques qui entretiennent des formes de paranoïa raciale, identitaire (rhétoriques de l’ennemi intérieur, discours du “grand remplacement”, etc.). Ce climat produit de fait des corps sans droit, des corps en surplus; et autorise ainsi à transiger avec les principes (un “consentement meurtrier”, dirait Camus), avec le droit. » De son côté, Assa Traoré avoue être admirative du mouvement Black Lives Matter. « Ce qui se déroule et se structure là-bas ressemble à ce qui se passe et pourrait s’organiser en France. Or, on a beaucoup plus de mal à admettre les mécanismes de discriminations ici, mais ce n’est qu’une question de temps, tant la parole et les actions racistes se libèrent et une prise de conscience devient nécessaire ».
La machine tragique semble pourtant toujours la même : après la mort d’un jeune racisé, on assiste généralement à son invisibilisation ou sa criminalisation post-mortem afin de le décrédibiliser aux yeux du grand public et de la justice. De quoi donner envie de parler de racisme. Et même de racisme systémique. « La pensée par système est importante car elle permet de mettre en question le fait que ce qu’on perçoit comme exceptionnel s’inscrit dans les logiques ordinaires », déroule à nouveau l’intellectuel Geoffroy de Lagasnerie. « On ne peut que constater la surreprésentation massive des jeunes noirs et arabes parmi les personnes les plus contrôlées et qui souffrent physiquement à cause de la police. En France, 77% des gens en prison seraient Noirs et Arabes. Ces données ne sont pas le résultat d’accidents ni des phénomènes hasardeux. Elles sont le révélateur de logiques structurelles qui produisent des phénomènes d’infériorisation . C’est pourquoi je crois beaucoup en la définition du racisme par la géographe Ruth Gilmore qui le présente comme ce qui expose à la mort prématurément (1). » Le racisme, Assa Traoré ne le dénonce pas noir sur blanc dans sa lettre à son frère défunt. Elle s’explique : « La mort d’Adama est représentative d’un profond mal-être de la France avec son passé colonial qui s’exprime contre ceux qui n’ont pas la bonne couleur, ni la bonne religion. Évidemment que mon frère est mort parce qu’il s’appelle Adama Traoré, qu’il est noir et vient des quartiers populaires. Je n’ai pas besoin de marteler le mot « racisme » pour qu’on le comprenne, tant cela peut être observé au quotidien par tous, et paraît encore plus évident à la fin de la lecture de mon livre. » Mais pourquoi éviter pour autant de parler de racisme ? Geoffroy de Lagasnerie comprend ainsi sa démarche : « Assa emploie peu le mot de racisme, car dès qu’on brandit cette notion, le public croit savoir par avance de quoi l’on parle et cherche des phénomènes explicites et reconnaissables. À l’inverse, elle développe une pensée plus structurelle en décrivant des mécanismes. Assa a compris qu’elle gagnait quand elle n’avait plus besoin d’utiliser le mot « racisme » car les phénomènes, en quelque sorte, parlent d’eux-mêmes. »
L’intellectuelle Nadia Yala Kisukidi rappelle en outre ceci : « Si on lit le texte de la Constitution française en vigueur, la République française n’est pas fondée juridiquement sur l’aveuglement à la question raciale, à la réalité de l’oppression fondée sur les distinctions de race. L’expression “sans distinction de race” présente dans l’article premier de la Constitution signifie bel et bien qu’il y a une reconnaissance juridique de la réalité du racisme : la République récuse toute distribution inégalitaire des droits politiques et sociaux fondée sur la distinction de race. » Autrement dit, le premier article de la Constitution française admet que le racisme existe pour mieux souhaiter qu’il n’ait aucune incidence sur l’égalité de tous devant la loi. Nadia Yala Kisukidi poursuit ainsi : « Il devient alors difficile, dans un pays qui s’est construit sur l’idée juridique d’une République qui protège, d’admettre l’existence d’un racisme systémique. C’est-à-dire l’idée que des groupes sociaux soient traités de manière inégalitaire par les institutions et le monde social en raison de processus qui les racialisent, comme l’explique notamment le philosophe Pierre Tévanian dans son essai La mécanique raciste. Difficile d’admettre la contradiction du droit avec les faits. Difficile d’admettre non pas que des individus sont victimes de racisme, mais que le racisme est systémique en France. Dire qu’un inconscient racial structure encore la vie politique et sociale en République est perçu comme un mensonge et vécu comme une véritable blessure narcissique. »
Nadia Yala Kisukidi synthétise ensuite : « L’affaire Traoré, avec d’autres tout aussi violentes, renvoie de manière symptomatique à deux problèmes majeurs en France : primo, l’impossibilité d’ouvrir ne serait-ce qu’un débat sur le fonctionnement de deux formes importantes du pouvoir dans notre pays, la police et l’armée; Secondo, la manière dont un discours identitaire, qui prétend à l’hégémonie, produit des cibles, considérées comme des menaces pour l’intégrité physique et morale de la nation. Le combat d’Assa Traoré est donc crucial.» Tandis que le combat d’Antigone se déroule dans un cadre extra-légal sous fond de désobéissance civile, celui d’Assa sonne plutôt comme un rappel à la loi. Geoffroy de Lagasnerie souligne ainsi : « Le fait que les médias aient été si prompts à la comparer avec Antigone prouve d’abord qu’il existe très peu de figures politiques féminines fortes. Ce mythe correspond à l’un des rares exemples connus de femmes politiques oppositionnelles, donc dès qu’il y en a une on la renvoie facilement à cela. Or, en plaquant l’histoire d’Assa sur celle d’Antigone, on risque d’oublier que cette lutte contemporaine est légale, que le droit est de son côté. Assa incarne la loi, contrairement à Antigone qui se révoltait contre. »
« Difficile d’admettre non pas que des individus sont victimes de racisme, mais que le racisme est systémique en France. Dire qu’un inconscient racial structure encore la vie politique et sociale en République est perçu comme un mensonge et vécu comme une véritable blessure narcissique. »
Nadia Yala Kisukidi, Agrégée et Docteure en Philosophie
Credits : Adama Anotho pour NBW
« En imposant au champ politique et médiatique la question de la condition des jeunes noirs et arabes, elle parvient à trouver un axe d’interrogation de l’ensemble des logiques sociales : les questions juridiques, économiques, raciales, d’espace public, etc. En cela, Assa Traoré parvient à faire de sa lutte locale le centre du monde. »
Geoffroy de Lagasnerie, Sociologue et Philosophe
Credits : Adama Anotho pour NBW
Un devoir, plutôt qu’un sacrifice
Mais jusqu’où Assa Traoré est-elle prête à se sacrifier pour sa cause ? « Jusqu’au bout. », me répond-elle sans aucune hésitation. Antigone, elle, est allée jusqu’à la mort, emmurée vivante par son oncle qui n’a pas supporté qu’elle remette publiquement son autorité en question en tentant d’enterrer son frère. Contrairement à la princesse mythologique qui fait le sacrifice de sa vie, pour Assa, même au sens figuré, elle n’a pas le sentiment de sacrifier quoi que ce soit. « Je mène ce combat de plein gré. Mon frère, c’est ma vie. En luttant pour lui, je ne sacrifie donc pas la mienne mais la perpétue. » Pourtant, la vie de la jeune femme a radicalement changé depuis deux ans, à commencer par sa carrière d’éducatrice mise entre parenthèses pour un tout nouveau quotidien. « Je ne pourrai pas faire mon deuil tant qu’on n’aura pas obtenu justice et vérité pour Adama. En attendant, j’enchaîne les interviews, les conférences, les manifestations, les rendez-vous avec les avocats, des événements pour réunir de l’argent, mais aussi aller souvent dans le quartier car, même si la mort de mon frère a une portée mondiale, il s’agit avant tout d’un combat local. » Geoffroy de Lagasnerie abonde en ce sens : « En insistant sur l’ancrage local de sa lutte, Assa confronte les dominants à leur localisme de classe et de race. Elle les invite à réfléchir à autre chose que leurs problèmes de blancs bourgeois, qui sont largement aussi locaux mais qui sont présentés comme nationaux ou globaux. Toutes les luttes sont locales. À partir de la mort de son frère, en imposant au champ politique et médiatique la question de la condition des jeunes noirs et arabes, en posant les problèmes de manière concrète et structurelle, elle parvient à trouver un axe d’interrogation de l’ensemble des logiques sociales : les questions juridiques, économiques, raciales, d’espace public, etc. En cela, Assa Traoré parvient à faire de sa lutte locale le centre du monde. Elle change l’axe du monde »
Pudique et discrète, Assa Traoré parle très peu de sa vie privée. Néanmoins, nous avons pu constater, en filigrane de cette interview, que la jeune femme n’en oublie pas pour autant les réalités de la vie quotidienne, en particulier son rôle de mère de famille. Ainsi, Assa a repoussé un premier entretien téléphonique pour aider sa fille à faire ses devoirs d’anglais ; pendant la réalisation de notre shooting photo qui a débordé sur l’heure du déjeuner, elle s’est éclipsée pour commander des pizzas pour ses enfants. C’est peut-être cet ancrage familial très fort qui explique sa ténacité et le fait qu’elle semble inébranlable dans son combat. « Notre voix est entendue, nous sommes soutenus, et l’opinion publique se tourne maintenant de notre côté. On espère maintenant une mise en examen des gendarmes qui ont entraîné la mort de mon frère. » Mais cela ne veut pas dire qu’une fois le verdict prononcé, la vie d’Assa Traoré reprendra comme avant : « Tant que mes enfants ne pourront pas circuler librement, sans être contrôlés dix fois par la police ou risquer d’être tués sur un malentendu, je ne m’arrêterai pas. Je dis mes enfants, mais je parle bien de tous les enfants. Si on peut tuer mon fils en toute impunité, il en va de même pour celui de n’importe qui d’autre. » Si l’Antigone mythologique ne s’est occupée que de son frère, le combat d’Assa Traoré semble porter bien au-delà. Au point même que certains proches lui prêteraient des ambitions politiques. Après tout, bien d’autres avant elle ont franchi le pas du militantisme associatif à celui d’élu politique, tels que Fadela Amara (fondatrice de Ni Putes Ni Soumises), Harlem Désir ou encore Malek Boutih (Anciens de SOS Racisme).
Avant de quitter le salon de thé sous quelques regards médusés par son charisme, elle conclut ainsi : « En plus du vécu de mes frères, depuis que j’ai 19 ans, j’ai pu observer beaucoup d’injustices à l’œuvre grâce à mon travail d’éducatrice spécialisée à Sarcelles. Et surtout comprendre toute la souffrance qu’endure ces jeunes, automatiquement considérés comme des mauvaises personnes, des indésirables, des nuisibles. C’est aussi pour cela que j’ai perdu foi en la justice française bien avant la mort de mon frère. Mais je me bats aujourd’hui pour qu’on puisse tous y croire à nouveau. » Véritable Antigone des temps modernes, la tragédie d’Assa, tout comme le mythe, doit questionner la société toute entière sur les notions de justice, du pouvoir et de ses limites ainsi que du droit à la résistance.
Lettre à Adama de Assa Traoré et Elsa Vigoureux (dont l’intégralité des bénéfices est reversée au comité Vérité et Justice pour Adama)
(1) « Le racisme, précisément, consiste en la production et l’exploitation, sanctionnées par l’État ou extra-légales, de la vulnérabilité différentielle face à la mort prématurée » (« Racism, specifically, is the state-sanctioned or extralegal production and exploitation of group-differentiated vulnerability to premature death », Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, University of California Press, 2007)
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