L’expression #Blacklove a peut-être déjà traversé votre fil d’actualités lors d’un intense scrolling entre Twitter, Facebook et Instagram. Pourtant, avant d’être la promotion d’un amour entre deux personnes noires à coups de #couplesgoals sur ces réseaux, il a puisé ses origines dans une histoire américaine douloureuse, avant d’être érigé en concept d’estime et d’amour de soi, envers sa communauté et sa couleur de peau.
En France, le Black Love n’est pas un concept connu et les avis sur ce dernier sont partagés. Certain·e·s le pratiquent de manière inconsciente quand d’autres, après un long cheminement, ont fait le choix de le vivre. Il est perçu comme une traversée à deux, vers un éveil et une conscientisation politique et émotionnelle. Afin de mieux le saisir, nous avons aussi recueillis quelques avis d’hommes et de femmes noir·e·s ayant vécu ou vivant une relation de ce type.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Le Black Love ce n’est pas juste sortir avec un homme noir, c’est quelque chose de plus profond. C’est deux êtres conscients, avec un projet de vie qui affirment leur africanité dans leur façon d’envisager la vie . »
Laurette, 32 ans, journaliste
De l’Amour Noir résilient…
Durant la période de l’esclavagisme aux Etats-Unis, les Noir·e·s n’étaient pas considéré·e·s comme des citoyen·ne·s américain·e·s et étaient donc interdit·e·s de tous liens matrimoniaux. Pourtant, iels ont bravé les interdits, en mettant en place des cérémonies d’engagement, sacralisées par le rituel traditionnel du jumping the broom, hérité de leurs ascendants déportés quelques années plus tôt aux Etats-Unis et consistant à sauter par-dessus un balai. Ce saut symbolisait l’engagement en tant que mari et femme, balayant leur ancienne vie, pour la nouvelle, mais aussi un amour transcendant leur condition déshumanisante d’esclaves, un amour résilient et révolutionnaire. Le balai, rattaché à certaines croyances d’Afrique, était un appel à la fertilité, à la force, la loyauté et le respect. Ce saut du balai est toujours utilisé dans les mariages afro-américains de nos jours.
À partir de 1865, année de l’abolition de l’esclavage, le nombre de mariages ou de foyers composés de deux parents afro-américains n’a cessé d’augmenter, atteignant le pourcentage de 80% en 1890. Dans les années 1950, la médiatisation de la Lutte des droits civiques, les couples Martin Luther et Coretta Scott King ou encore Malcom X et Betty Shabbazz vont incarner la résistance sur la scène publique et du militantisme, tout en étant des modèles d’un Amour Noir réussi, combatif et résistant sur tous les fronts, y compris celui de la sphère privée. Dans une époque ségrégationniste où les Noir·e·s étaient dénié·e·s de leur humanité et de leur beauté, la valorisation d’un amour envers les siens était le socle des différents mouvements de lutte. Après l’obtention de l’égalité des droits civiques, les couples noirs vont par la suite être de plus en plus représentés dans les médias. Grâce à la création de sitcoms comme Good Times (1974-1979), The Cosby show (1984-1992), ou encore The Prince of Bel Air (1990-1996). De génération en génération, de plus en plus d’afro-américain·e·s accèdent à la sphère du show-business arrachant le statut de célébrités, en devenant à leur tour, les nouveaux modèles d’identification de la communauté afro-américaine. Les héros politiques et de justice sociale font maintenant place aux couples Will et Jada Pinkett Smith, Denzel et Pauletta Washington, Beyoncé et Jay-Z, etc… Des modèles qui représentent une réussite matérielle, sociale et un empowerment au sommet.
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Aux USA, le Black Love encourage la cohésion de la communauté noire, préserve un système de valeurs et permet une transmission homogène. Je comprends que la chose soit prônée avec force. Mais j’y vois une autre opportunité de violence faite envers des hommes et des femmes noir·e·s qui auraient des partenaires de vie non noir.e.s… »
Marty, 24 ans, Responsable marketing
… A un Amour Noir révolutionnaire
En 2011, Akinyele O. Umoja, professeur des études afro-américaines à l’université de Georgie, publie Black Love Is a Revolutionary Act où il défend la thèse d’un amour noir qui a été persécuté d’abord par la loi avec l’interdiction des mariages d’esclaves, puis par l’incarcération massive de père de familles pour la lutte contre la drogue et enfin, par les médias et la représentation des afro-américains comme infidèles, instables, violents. Et celles des afro-américaines comme en colère, castratrices et « sauvages »… Comme l’explique le blogueur et militant Reginald Cunningham dans son article publié sur le Huffingpost « la suprématie blanche a essayé de tuer la notion de l’Amour Noir, parce que c’était une menace à l’oppression. Elle a fait de son mieux pour faire de “l’Amour Noir” un oxymore. Mais les attaques contre l’Amour Noir ont, je pense, (…) rendu l’Amour Noir plus fort que toute autre forme ».
En réponse à ce désamour de soi et des siens intériorisé, Ayo Handy-Kendy, fonde en 1993 le Black Love Day, célébré la veille de la Saint-Valentin jugée trop consumériste et basée sur une tradition européenne à laquelle Ayo Handy-Kendi ne s’identifiait pas. Le Black Love ici, ne se définit plus seulement dans le cadre d’une romance entre deux personnes noires mais célèbre une revalorisation de la communauté afro-américaine, une identification et une réappropriation d’un amour qu’elle n’avait pas le droit de célébrer quelques siècles plus tôt. En ce sens, le Black Love dépasse les frontières d’un amour à deux pour un amour spirituel. Il transforme le couple face à l’oppression sociale et raciale, il devient un havre de paix, un refuge. Dans un autre registre, le documentaire Black Love réalisé par Codie Elaine Oliver et Tommy Oliver, sorti le 29 août 2017 personnifie cet amour en allant à la rencontre de plusieurs couples noirs. Parmi ceux-ci, des couples vedettes telles que Viola Davis et son compagnon Julius Tennon, Meagan Good et Devon Franklin, ou encore Tia Mowry et son mari l’acteur Cory Hardrick, répondent à la question « Quel est le secret d’un amour pérenne ? ».
Certain·e·s afro-américain·e·s estiment que le Black Love est une résistance par le corps et l’esprit. Par le corps car il réhabilite la confiance en soi et la désirabilité, tout en élevant spirituellement celleux qui le pratiquent. Le verbe pratiquer peut sembler paradoxal avec l’amour qui est un sentiment qui se vit, mais le Black Love atteint désormais une dimension de mode de vie et d’état d’esprit. Un amour révolutionnaire et spécial qui transcende les difficultés de relations mixtes où la déconstruction de certaines idées racistes et de stéréotypes peut devenir lassante et handicapante. Les séries comme Being Mary Jane (2013), Insecure (2016) ou encore She Gotta Have It (2017) le montrent assez bien. Comme l’explique Marty,« il existe une différence sur le plan du référentiel culturel et ce n’est pas très gênant, jusqu’au jour où l’on constate qu’il manque à l’autre cette extra-sensibilité qui va l’empêcher de faire des suppositions ou des blagues de mauvais goût. Ce moment où on perçoit une attaque qu’il est impossible pour lui de saisir… ».
« Être avec un homme noir m’a permise de m’assumer complètement. Il me ressemble, vit en quelque sorte les mêmes combats, ne remet pas en question mes sentiments quand je pense avoir vécu une injustice et nos discussions sur notre construction en tant que Noirs vivant en France sont passionnantes. »
Raïssa, 28 ans, Directrice artistique
Credits : Adama Anotho pour NBW
« Les maux de toutes mes relations avec les femmes blanches n’étaient pas liés à leurs caractères ni à leurs centres d’intérêts, mais plutôt au désaccord qui m’habitait quant à la projection d’une vie future dans la préservation de ma culture et valeurs. A contrario, comme j’ai grandi en France il m’est pratiquement impossible de me projeter avec une femme noire qui n’a aucun lien avec la culture française par son vécu. »
Youssouf, 30 ans, Chauffeur
Un Amour Noir français est-il plausible ?
Si depuis une dizaine d’années les comptes Twitter et Instagram célébrant le Black Love se multiplient, en France métropolitaine les avis sont partagés sur la pertinence du concept. Il reste peu visible et ne revêt pas la dimension de phénomène social. D’ailleurs, comment pourrait-il exister dans un pays où les différences sont gommées voire niées? Pour Milandou, 42 ans, en couple depuis 18 ans, ce contexte peut faire naître un Black Love à la française. « On est dans un pays assimilationniste où les communautés n’ont pas lieu d’être, avec une société où le noyau familial est de plus en plus désintégré et où ton africanité est d’une certaine manière diluée. En fait, le Black Love propose un tout autre paradigme qui prône l’africanité, le couple et la famille ». Mais surtout, la France ex-nation colonisatrice est vectrice de stéréotypes envers les Noir·e·s qui conduisent à adopter des schémas mentaux de rejet et de dépréciation chez les afrodescendants eux-mêmes, cherchant ainsi chez les blanc·he·s une acceptation et une légitimité sociale. Frantz Fanon le démontre très bien dans Peau noire, masques blancs (1952). En découle une injonction au couples mixtes qui se traduit clairement dans le monde audiovisuel : Aïssa Maïga et Romain Duris dans Les Poupées Russes (2005), Omar Sy et Charlotte Gainsbourg dans Samba (2014), ou du côté du petit écran Louis Denis Lion et Audrey Lamy dans Scènes de ménage. Cette injonction au couple mixte prouverait qu’en tant que personne racisée, on ne privilégie pas (trop) un amour dit « communautaire ». Est-ce une manière implicite de prôner le métissage comme le dépassement des problèmes raciaux, avec notamment le mythe tenace de l’enfant métisse qui serait plus beau que les autres « juste » blancs, noirs, asiatiques, arabes, etc. Avec des cheveux frisés « mais pas trop » crépus, avec une peau mate « mais pas trop » foncée, avec un nez « pas trop » épaté ? Une fétichisation qui passe en premier lieu par le ou la conjoint·e afrodescendant·e, qui peut se poser légitimement des questions sur la nature de sa relation, par peur d’être exotifié·e et consommé·e. Est-ce moi qui suis aimé·e ou ce que je représente ? Sont-ce mes supposées capacités « naturelles » qui sont convoitées ou ma personnalité ? Suis-je essentialisé·e ou suis-je aimé·e ?
En cela, lorsqu’il s’agit de trouver des exemples de couples noirs, il nous vient à l’esprit Lilian Thuram et Kareen Guiock, Teddy Riner et sa compagne Luthna Plocus Harry et Chrislaine Roselmack et… c’est tout. D’ailleurs, Harry Roselmack incarne à lui tout seul le dépassement de plusieurs problématiques sociales en France : il fait figure de représentativité dans un domaine autre que le sport ou le divertissement et fait rare, du haut de sa réussite sociale, il est marié à une femme noire. Dans le domaine du sport, notamment celui du football où la quasi absence d’épouses ou compagnes noires interroge ou fait sourire, faut-il y voir là une convergence ? Plus les hommes noirs atteignent une certaine réussite sociale, plus leur choix matrimonial serait porté vers les femmes blanches. Et puisque l’art imite la nature, le cinéma français rend bien compte de la quasi-inexistence des couples noirs (hétéros ou homos, de CSP+ ou prolétaires) en termes de représentations sociales et modèles dans la sphère publique. Comme figures d’exception on peut citer Il a déjà tes yeux (2017), avec Aïssa Maïga et Lucien Jean-Baptiste ou Bienvenue à Marly-Gomont, toujours avec Aïssa Maïga et Marcel Zinga cette fois-ci. A contrario, lorsque des couples noirs apparaissent à l’écran, ils sont souvent caricaturaux – une « mama » castratrice ou un couple de sans papier débarquant du continent – vivant un amour malsain ou comique (coucou Le Crocodile du Botswanga réalisé par Fabrice Eboué).
« Pour moi, le Black Love a plus de mérite en France qu’aux USA, parce que généralement un Noir qui réussi est souvent avec une femme blanche. »
Milandou, 42 ans, Banquier
Aussi, un « Amour Noir » inscrit dans un contexte français ne peut se baser uniquement sur la couleur de peau. Il y a plusieurs personnes noires immigrées ou afrodescendantes qui portent des bagages culturels parfois très différents. Comme le dit si bien Mady, qui parle des black loves au pluriel : « c’est comme l’Afrique, ce n’est pas un seul pays avec une seule culture africaine ». Ce qui implique plusieurs formes d’amour et des rapports multiples à ce dernier mais aussi à la romance et à l’intimité. Pour autant, est-il pertinent de parler d’un Black Love pour des personnes noires, vivant en Afrique ? On peut citer Didier Drogba et son épouse Lalla Diakité en tant que célébrités. Mais si le hashtag apparaît sous les publications de couples noirs Sud-africains, Ivoiriens ou Ghanéens, est-il consciemment pensé comme un Amour Noir ? En Afrique, les couples se pensent-ils comme noirs ou plutôt comme appartenant à des ethnies, des régions ou des pays différents ? Le fait de ne pas avoir subi une oppression dans un contexte social et ethnique différent, entraîne une définition moins contestataire d’un Amour Noir. Comme vu plus haut, le concept du black love a émergé dans un contexte occidental, où les Noir.e.s étaient minoritaires. Iels ont été pensé·e·s comme racisé·e·s, renvoyé·e·s à une altérité, à LA différence. Iels se voient en miroir d’une société majoritairement composée d’une autre race sociale. En cela, le Black Love s’est mué progressivement en revendication politique, sociale et intime puis en mode de vie.
En France métropolitaine, il prend sens dans un contexte (afro)diasporique, d’exil ou d’immigration. Il prend racine de manières différentes et n’est pas un calque de son homonyme américain. En effet, pour la majorité des personnes interrogées, le Black Love français peut être assimilé à un mode de vie choisi, conjuguant réussite sociale avec un prisme fort tourné vers l’Afrique. Avec la prégnance des réseaux sociaux, le black Love se mue et s’adapte au contexte dans lequel il commence à fleurir. Il se transforme au gré du temps et de l’espace social. Cet amour questionne la question du communautarisme, de l’universalisme français et des habitus d’un groupe de personnes. Comme constaté dans les différents témoignages recueillis, ces afrodescendant.es se sont posé.es la question d’un Black Love en le vivant ou en se projetant. Et en contrebalançant ce questionnement avec leurs différentes expériences avec une personne d’une autre couleur de peau. C’est bien cette conscientisation de l’amour qui est importante. À partir de déconstruction de stéréotypes et de mythes sur les personnes noires, de réappropriation d’un amour de soi et des membres de sa communauté, le Black Love est alors perçu comme un lieu sécurisé, comme l’explique Raissa et Mael, ensemble depuis quatre ans et demi. Toutefois, la loi des pairs n’exempt pas de problématiques liées au genre. Par exemple, un homme noir peut avoir des attitudes sexistes et/ou de misogynoir intériorisées envers sa partenaire. Pour Marty, « il existe pour moi, qui suis une femme, d’autres degrés d’insécurité. Ce n’est pas en me mettant avec un homme noir que tout devient plus agréable à vivre dans l’intimité ».
Ainsi, le(s) Black Love(s) prend racine dans un contexte social où les différences de chaque partenaire peuvent jouer sur la stabilité et la sanité du couple. Mais il puise aussi sa source dans la volonté de chacun à choisir ce qu’il considère comme une relation basée sur une mémoire collective ainsi que sur des valeurs et une richesse culturelle similaires. Un amour privilégiant un “ethos de race” qui, sans vouloir s’enfermer dans un entre-soi, prône une acceptation de soi pour une acceptation de l’autre.
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