
LE PALAIS DE LOMÉ EST-IL EN TRAIN RÉVOLUTIONNER LE MODELE DES CENTRES D’ART EN AFRIQUE ?
PAR CHAYET CHIÉNIN
22 JUILLET 2020
Inauguré en grandes pompes fin novembre 2019, le Palais de Lomé s’annonce comme une nouvelle figure incontournable du monde de l’art en Afrique avec des partis pris ambitieux et innovants.
A n’en pas douter, l’ouverture du Palais de Lomé était très attendue. Déjà sur le papier, le projet ne manquait ni de gueule ni d’audace : faire de l’ancien Palais des gouverneurs, symbole du pouvoir colonial à l’époque, un centre d’art ouvert à tous, célébrant la culture et la nature, il fallait non seulement y penser mais surtout aller au bout de l’idée. Alors qu’on a tôt fait de reprocher aux gouvernements africains leur manque d’implication dans le développement d’infrastructures culturelles, le Togo fait figure de pays avant-gardiste en Afrique de l’Ouest en ayant financé l’intégralité du lancement du Palais de Lomé. Ce geste rare et fort peut-il faire éclore dans son sillage d’autres initiatives impliquant un engagement fort des états ? C’est tout le mal que l’on peut souhaiter.
Mais ce qui fait assurément du Palais de Lomé un lieu pionnier et d’exception, c’est d’abord cette approche de l’art mêlant objets “vivants” et objets d’art et donc prenant en compte cette hybridité ou dualité qui existe avec la notion d’art lorsque l’on se place dans un paradigme africain. Ensuite, ce positionnement clair concernant les questions environnementales semble dépasser la simple posture, au regard du parc de 11 hectares mis en place afin de contribuer à la préservation de la biodiversité. Avec le Palais de Lomé, c’est une nouvelle narration qui s’établit sur les ruines d’un ancien lieu de domination coloniale. C’est de cet épicentre chargé en symbole que ce lieu entend devenir un puissant outil de soft power dans le rayonnement international du Togo.
Bref, le Palais de Lomé impressionne par son éthos et sa bâtisse, qui d’autre que Sonia Lawson, directrice des lieux et conceptrice, pour nous en parler en détail. Entretien.
Palais des Gouverneurs – 1920
Palais de Lomé – 2020 / Credits : Studio Erick Saillet
« C’est vrai qu’on a énormément de priorités, le Togo n’est pas le pays le plus prospère au monde mais la culture ne doit pas être un luxe réservé qu’aux pays riches. »
Pouvez-vous nous raconter votre parcours et ce qui vous a amenée à travailler pour la rénovation du Palais de Lomé ?
Pour résumer mon parcours en quelques mots : après avoir fait Sciences-Po et HEC, je me suis tournée vers une expérience professionnelle dans la finance en France. Quand l’état togolais m’a demandé de faire une étude de faisabilité sur le Palais de Lomé, il voulait savoir quel usage faire du palais qui était abandonné depuis déjà plus de 20 ans. C’est comme cela que tout a commencé, mais je ne savais pas encore dans quelle aventure je me lançais.
A la base, vous venez du monde du luxe et non de l’art. Comment avez-vous réussi à faire le pont entre ces deux mondes?
J’ai toujours été intéressée par l’art que ce soit en France ou ailleurs lors de mes voyages. J’ai la chance d’avoir été entourée d’oeuvres d’arts, d’aller dans des expos, musées, galeries d’art, j’ai des collectionneurs dans ma famille, c’est quelque chose qui faisait déjà parti de mon quotidien. On dit toujours qu’il ne faut pas être intimidé et qu’il ne faut pas qu’il y ait de barrières sociales par rapport à l’art. En France, j’ai parfois certaines personnes qui me disent qu’elles n’osent pas entrer dans une galerie d’art. Je leur réponds que même si elles n’achètent pas, cela n’a aucune importance car l’essentiel c’est de voir. Il y a le plaisir de voir et aussi d’échanger car certaines galeries sont très ouvertes à la discussion et à la conversation. Il y a quelques années, avant même de commencer à travailler dans ce domaine, je discutais avec un galeriste qui venait d’un milieu très modeste dans une petite province française. Il m’a dit qu’il a mis des années avant de franchir le seuil d’une galerie parce qu’il se disait que ce n’était pas pour lui. Et la première fois qu’il y est entré il s’y est senti tellement bien qu’il s’est dit que finalement c’était peut-être pour lui. Moi ce que je dis toujours aux Togolais c’est que le palais est pour tous, la culture est pour tous, même dans un lieu qui peut paraître imposant et prestigieux car justement le propre de la culture c’est d’être ouverte à tous.
Donc le passage à l’art pour moi n’a pas été si compliqué, je connaissais depuis des années artistes et galeries, c’est un milieu qui m’était familier. Par contre, je pense que mon expérience en gestion pour des multinationales en France m’a été très utile pour gérer un projet tel que celui du Palais de Lomé.
Justement, quelles ont été les étapes clés dans ce projet de réhabilitation ?
Au delà de la conception de la programmation où j’ai travaillé avec des ingénieurs culturels, il fallait arriver à imaginer avec des architectes, espace par espace comment un lieu en ruine serait une fois rénové. Ensuite, je dirais que mon expérience m’a permis d’être un peu comme un chef d’orchestre et de travailler avec des interlocuteurs très différents puisque l’étape 1 a été de faire la conception du projet et du programme, l’étape 2 de faire un concours pour sélectionner les architectes. Le projet sélectionné par le jury a été celui jugé le plus fidèle au patrimoine. Enfin, l’étape 3 consistait à sélectionner les entreprises via un appel d’offre pour la rénovation. On a travaillé avec 10 entreprises togolaises et c’est un message important à faire passer car souvent sur le continent on va privilégier des entreprises européennes qui ont davantage l’habitude de ce type de projets mais si on ne donne pas leur chance aux entreprises locales, forcément elles ne peuvent pas apprendre. C’est vrai que c’est plus long, plus compliqué, mais c’est aussi très gratifiant.
Le chantier c’était aussi une aventure avec des aléas, des mauvaises surprises, des rebondissements, cela a pris le temps qu’il fallait parce qu’on voulait faire les choses dans les règles de l’art et montrer qu’on peut faire de la qualité en Afrique, ce dont je n’ai jamais douté mais on a toujours des personnes “bien intentionnées” pour vous dire que vous n’y arriverez pas et qui doutent du continent. Il y a des talents, il suffit de pouvoir les former, les révéler et les accompagner.
Crédits : Kodjo Wornanu
Crédits : Kodjo Wornanu
Selon vous, qu’est-ce qui rend le Palais de Lomé unique ?
Je pense que ce qui rend le Palais de Lomé unique c’est ce mélange de nature et de culture, dans la mesure où le palais est doté d’un parc de 11 hectares situé en plein centre ville et face à la mer. C’était un pari de se dire qu’on utilise un bâtiment colonial qui était le symbole du lieu d’où s’exerçait le pouvoir pour en faire un lieu maintenant ouvert à tous. La première présidence a été au palais. Dans les 70’s, il a été transformé en palais des hôtes de marque donc toujours réservé à des présidents. Ensuite, il était réservé à la primature là où était le premier ministre. Se dire que ce lieu interdit est désormais ouvert à tous et se demander comment on s’approprie ce bâtiment colonial pour en faire un lieu emblématique qui montre l’Afrique d’aujourd’hui et de demain avec ses diasporas, c’est une symbolique très importante d’ouverture.
Le lieu a été structuré pour recevoir différents types d’activités comme des expos mais aussi un espace de design pour faire découvrir ce métier à ceux qui ne le connaissent pas alors qu’on a de nombreux designers de talents sur le continent. Par contre, ce n’est pas un showroom car il n’y a pas d’ambition commerciale. Il y a aussi une réflexion sur l’urbanisme et plus tard des restaurants puisque l’art culinaire fait parti aussi du plaisir d’une visite.
“Le Togo des rois” est la première exposition du Palais de Lomé. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
A travers cette exposition, on veut montrer ceux qui étaient là avant la colonisation. En termes d’approche, nous ne sommes pas nécessairement dans un mode muséal, que ce soit dans la scénographie pour présenter les choses autrement que sous une vitrine ou pour les interventions avec des photographes dans le domaine de la photographie contemporaine. Avec “Le Togo des Rois”, c’est la première fois qu’au Togo on a rassemblé des oeuvres de plusieurs régions du pays qui n’avaient jamais été montrées et la plupart appartiennent à des chefferies. C’était vraiment l’occasion de montrer que ses éléments existent encore aujourd’hui dans une dimension contemporaine. C’est historico-contemporain.
Ce qui est intéressant c’est qu’on a voulu valoriser ce qui existait au Togo sans avoir recours à des collections en Occident, pour pouvoir aussi inciter à une réflexion quant à leur conservation et les faire découvrir. On a eu la chance d’avoir des chefferies et des rois de différentes régions qui se sont aussi intéressés au projet pour justement nous accompagner dessus, nous parler de leurs objets car ce sont des objets qui sont vivants. Par exemple, un des objets devait nous être prêté et on nous a dit “on ne peut pas vous le prêter car on a une cérémonie à faire” et donc on est arrivé à un accord, ce qui est impossible à faire dans un musée classique dans lequel l’objet ne peut pas disparaître. Nous, ce qui nous a intéressé c’est le fait que ces objets soient vivants.
C’est finalement intégrer, dans un contexte de l’art contemporain ou des musées, l’idée selon laquelle ces objets là ne sont pas que des objets d’art mais surtout des objets sociétaux. Aviez-vous un négociateur particulier propre au Palais de Lomé pour rentrer en contact avec les chefferies ?
Oui et j’en profite pour rendre hommage à Gaëtan Noussouglou, un acteur culturel togolais qui connaît très bien les traditions et est doté d’une patience et d’un sens de la diplomatie extraordinaires. Il a parcouru le pays avec des relais régionaux pour préparer le terrain en rendant visite aux chefs. Vous arrivez dans le village et êtes reçu par le chef et les notables qui vous proposent du vin de palme, les discussions commencent et ensuite on vous demande de revenir demain… A force de discussions et persuasion, il a réussi à les convaincre parce qu’il était respectueux. Il n’avait pas une approche du type “je viens collecter des objets” mais plutôt “je viens collecter un morceau de votre histoire, de vous-même, nous en prendrons soin et nous voulons le faire découvrir au public”. Ils ont compris la démarche et l’ont respectée.
Cela m’amène à vous poser la question sur la restitution des oeuvres d’art, qui est une thématique phare depuis ces 2 dernières années dans le monde de l’art. Quelle est la position du Palais de Lomé par rapport à cette question ?
Nous ne sommes pas un musée mais un centre d’art et de culture, à ce titre nous n’avons pas de position. Je ne représente pas le ministère de la culture du Togo, je parle donc à titre personnel. Cela fait longtemps que des voix se faisaient déjà entendre concernant cette question mais elles n’étaient pas nécessairement entendues et avaient moins d’échos qu’un discours du président Macron à Ouagadougou. On a la chance d’avoir ce débat là maintenant parce que cela permet aussi d’avoir une prise de conscience en Afrique qui sort du cercle des universitaires ou des personnes du monde de la culture, qui va au delà du débat idéologique pour atteindre un public plus grand et une nouvelle génération d’Africains. Je pense que c’est un débat nécessaire qui doit amener à une réflexion sur la circulation des oeuvres et sur la formation.
Vous avez précisé que le Palais de Lomé n’était pas un musée mais un centre d’art. Quelle est la différence ?
Un musée se définit par une collection et par la conservation des objets alors qu’un centre d’art n’a pas de collections et fait des expositions temporaires. C’est différent. Notre vocation n’est pas de conserver des oeuvres, il faudrait des conservateurs pour cela, c’est tout un protocole.
Plan du Palais de Lomé
Il y a eu énormément de presse autour du lancement du Palais de Lomé, bien avant l’inauguration même du lieu. On sent comme un début d’effervescence sur le continent avec des ouvertures récentes telles que le MACAAL au Maroc (2016), Le Zeitz Mocaa en Afrique du Sud (2017) ou encore Black Rock au Sénégal (2019). Quelle est l’ambition du Palais de Lomé en termes de posture au regard de ce qui se passe actuellement et de cet engouement ?
Nous sommes ravis ! On a l’impression d’arriver au bon moment parce que justement il y a toute une dynamique continentale avec de plus en plus d’initiatives comme Le Zeitz Mocaa, le Macaal, mais aussi le Nubuke Fondation au Ghana, la fondation Zinsou au Bénin et la résidence d’artistes de Yinka Shonibare à venir au Nigéria, sans parler d’initiatives également en Ethiopie. Les foires comme 1-54 et Art X Lagos contribuent aussi à cette dynamique et permettent de faire connaître les artistes africains. Je me réjouis qu’il y ait toutes ces initiatives et j’espère que l’on pourra fonctionner en réseaux ou partenariats pour faire des échanges, résidences et avancer tous ensemble.
Quels sont les challenges à relever pour le Palais de Lomé?
Déjà l’accessibilité au public, pour qu’il arrive à franchir cette barrière psychologique. On a toujours veillé à ne pas être perçu comme hautain pour que les gens puissent venir parce que notre raison d’être c’est qu’ils s’approprient le Palais de Lomé, quelque soit le niveau d’étude que ça reste accessible à n’importe qui.
Parmis les défis, on doit se demander comment être et rester pertinent vis-à-vis du public et donc toujours réfléchir aux contenus, pour leur faire découvrir différents éléments afin qu’ils puissent percevoir autre chose du monde. Il y a aussi le défi de la soutenabilité donc réfléchir à comment faire vivre le lieu.
Le projet du Palais de Lomé a été majoritairement financé par l’Etat togolais. Comment s’articule le modèle économique ? Est-ce orienté uniquement sur une aide gouvernementale et mécénale?
Non on s’oriente davantage vers le mécénat. En effet, l’Etat a financé le projet et c’est un geste très fort parce qu’il y a peu d’états africains qui l’ont fait et c’est une manière de prendre soin du patrimoine. C’est un projet qui a également une dimension touristique et économique évidente, donc l’état a fait cet effort là mais on sait bien évidemment qu’il ne pourra pas financer tous les ans à 100% le projet. De toute façon, cela n’a jamais été prévu ainsi. Même si l’effort initial a été porté par l’Etat, il s’agit aussi pour nous d’avoir des relais de croissance avec les restaurants, la boutique qui sera le fruit d’intervention entre des designers en résidence et des artisans pour avoir des pièces uniques pour mettre en valeur les savoirs-faire locaux. Ces initiatives nous permettront d’assurer des revenus parce qu’il s’agit de pouvoir vivre le plus possible sans subsides de l’état. Ce n’est pas un modèle 100% étatique mais plutôt un modèle hybride avec des relations avec les entreprises et les fondations.
A combien se chiffre la remise en état ?
2.3 Milliards de Francs CFA soit environ 3,5 millions d’euros. C’est un montant qui est plus que raisonnable et souvent on nous dit que c’est incroyable ce qu’on a réussi à faire avec ce budget et c’est vrai car il a fallu faire un exercice d’arbitrage. Avant que le projet ne soit visible et compréhensible de tous, quand je parlais du Palais de Lomé on me rétorquait : “Dans un pays où il y a tant de priorités, pourquoi est-ce que l’état va investir dans la culture ?” C’est vrai qu’on a énormément de priorités, le Togo n’est pas le pays le plus prospère au monde mais la culture ne doit pas être un luxe réservé qu’aux pays riches. Derrière ce projet, il y a des réalités économiques car la culture fait vivre des gens. On emploie 50 personnes, on a des activités où on fait venir les écoles (on a arrêté à cause du COVID) et l’école ce n’est pas forcément entre quatre murs. Quand on voit des oeuvres d’art, on réfléchit sur l’usage des couleurs, les traditions, le monde de l’artiste. Pour un enfant ou un ado c’est une forme d’école et de formation. Donc c’est aussi un investissement indirect dans l’éducation.
Par rapport à l’actualité sanitaire que nous connaissons actuellement avec le covid19, comment cela impacte-t-il votre activité et comment rebondir ?
C’est une période qui est difficile même si on maintient certaines activités en coulisses car il faut toujours entretenir le lieu, le parc par exemple. Aujourd’hui, on s‘interroge sur le futur, on travaille sur les autres activités et les précautions sanitaires à prendre pour l’accueil du public. C’est aussi une opportunité pour réfléchir autrement et revoir les priorités. C’est sûr que la période n’est pas simple mais contrairement à tant de prophètes de malheur qui ont prédit l’effondrement du continent et la catastrophe, l’Afrique est un continent qui a su faire preuve de tellement de résilience qu’on arrivera encore à être résilient quoiqu’il en soit.
Instagram : @palaisdelome
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