VIRGINIE EHONIAN, L’ART-PRENEUSE QUI DÉCLOISONNE LES CULTURES NOIRES
PAR ANTHONY VINCENT
1 NOVEMBRE 2017
Virginie Ehonian, bloggeuse et rédactrice pour plusieurs magazines d’art, s’est lancée dans l’aventure entrepreneuriale en concevant le premier coffret de découverte dédié aux cultures noires :
la Nooru Box. Portrait d’une slasheuse sereine.
Dans une combinaison rouge écarlate réchauffée d’une veste en jean, elle brave la pluie le sourire aux lèvres et révèle ses dents du bonheur, seul trait enfantin de son physique qui frôle le mètre quatre-vingts. Autour d’un thé automnal, Virginie Ehonian nous raconte comment elle a su compléter son blog AfricanLinks.net de la Nooru Box, business de coffrets présentant la diversité des cultures noires.

Nooru Box, la boîte emplie de lumière
« Après une licence d’arts plastiques, puis un master de coopération artistique internationale à l’université Paris VIII, j’ai lancé mon blog African Links en juin 2011 au terme d’une formation de création d’entreprise proposée par l’Adie, baptisée Créajeunes. C’est à ce moment là que j’ai vissé sur ma tête la casquette d’entrepreneuse dans l’art », se remémore l’élégante trentenaire au regard visionnaire : « J’ai tout de suite pensé ce site comme la première étape d’une plateforme commerciale dédiée à la jeune création du continent africain. » Née à Paris, de parents ivoiriens, la jeune femme passionnée d’art depuis l’enfance a ainsi créé son propre site pour renouer avec sa culture d’origine, souvent méconnue en France, celle de tout un continent dans toute sa diversité et ses similitudes, mais aussi de ses diasporas. Comme elle l’explique en manifesto de son site, « African Links a pour ambition de créer des ponts entre les générations, les cultures et ce à travers l’art contemporain », sa passion première, prisme de perception du monde qui permet justement de mieux comprendre en quoi les cultures noires se ressemblent ou non. Ce blog qu’elle alimente de revues d’expositions, de portraits d’artiste et d’autres professionnels du milieu, ou encore d’analyse de courants artistiques lui permet ainsi de fédérer depuis des années une communauté de goûts qui pourrait être intéressée à l’avenir par son projet d’e-shop.

« Le blog est devenu mon laboratoire d’écriture, ainsi qu’un passeport professionnel… »
En mai 2016, elle passe à l’étape suivante, à savoir la conception de la Nooru Box (« boîte emplie de lumière » en swahili), une box dédiée aux cultures noires. Tous les deux mois, dans un coffret orné d’un logo en forme d’Adinkra (idéogramme utilisé par les Akans du Ghana et au royaume Gyaman de Côte d’Ivoire) qui signifie aussi bien « prospérité » que « commerce entre les peuples », tout un chacun peut acquérir pour 39,90 € une sélection soigneusement éditée : livre, CD, DVD, place pour un événement culturel et autres goodies, « tout ce qui me touche artistiquement parlant », précise Virginie. « Le blog est devenu mon laboratoire d’écriture, ainsi qu’un passeport professionnel qui me permet de démarcher des institutions intéressées à l’idée d’inclure des objets dans la Nooru Box. Je m’intéresse non seulement à l’Afrique, mais aussi à toutes les diasporas noires, à la fois dans leur spécificité et dans ce qui les rassemble. » Comme un échantillon des cultures noires d’aujourd’hui, cette box ne s’adresse pas qu’aux afrodescendants mais bien à toute personne curieuse, amatrice d’art ou non. Comme une matérialisation physique de l’offre culturelle actuelle qu’elle présente sur African Links, la Nooru Box apparaît « comme une suite logique », soutient Virginie Ehonian, qui permet d’aller plus loin à ceux qui voudraient acquérir un bout d’art à moindre frais ou d’approfondir une réflexion amorcée par la visite d’une exposition. « Si ce sont surtout des Parisiens qui se sont procurés le coffret jusqu’à maintenant, elle s’adresse vraiment à tout le monde, et je livre à l’international. »
Invisibilité des femmes noires
Aujourd’hui, celle qui a développé une expertise certaine dans le domaine de l’art et de son marché, notamment en assistant le galeriste André Magnin et l’artiste Barthélémy Toguo, cumule les casquettes de blogueuse, entrepreneuse, et rédactrice pour une poignée de magazines. « Je me considère comme une art-preneuse. Une âme artistique sommeille en moi, c’est pour cela que j’ai suivi des études d’arts appliqués et plastiques, mais aussi en mode puisque j’ai suivi une formation de modéliste-toiliste. C’est d’ailleurs moi qui couds chaque tote-bag “Nooru Box“ à la main, aujourd’hui. » Mais avant d’exprimer davantage sa fibre artistique, sa priorité reste d’établir une entreprise saine, stable et pérenne : « Pour l’instant, mon business model reste mouvant, je m’adapte en permanence. Si une dizaines d’institutions me fait dorénavant confiance pour me donner des objets culturels à glisser dans mes Nooru Box, je dois encore acheter moi-même certains livres, CD ou DVD. Je fais également des échanges de bons procédés ou de visibilité, en invitant un artiste à chanter pendant une soirée de lancement que j’organise contre quelques albums, par exemple. Je réfléchis désormais à monétiser mon blog African Links. Rien ne sert de courir, il faut partir à point », indique la jeune femme, grande amatrice d’adages en tous genres.
Si les blogueuses mode et beauté ont su se faire respecter par les entreprises de leur secteur et y peser, Virginie Ehonian a un peu plus de mal à faire entendre sa voix auprès des institutions culturelles. « Les enjeux ne sont pas les mêmes. Il ne s’agit pas d’industries qui cherchent à faire le plus de profit possible, donc elles ne trouvent pas encore l’intérêt de faire appel à des influenceurs. Cela leur permettrait pourtant de diversifier leurs publics, et de rajeunir leur image notamment », analyse-t-elle.

« L’un des défis majeurs des artistes issus du continent africain reste donc de trouver leur place sur la scène internationale et de s’adresser au monde entier, plutôt que d’être résumés à leurs origines. »
Après six ans de blogging et plus de 90 000 visiteurs sur african-links.net, l’art-preneuse a déjà écoulé en 6 éditions de ses Nooru Box, plus d’une centaine d’exemplaires au total. Un début prometteur pour l’auto-entrepreneuse dans ce secteur réputé élitiste et endogame. « Je peux faire face à des difficultés qui auraient été moindres, si j’avais été un homme, un homme noir, ou une femme blanche. Sans en faire l’enjeu central de ma démarche professionnelle, je me tiens informée des questions afro-féministes et d’intersectionnalité car elles influent sur certaines artistes et sur ma carrière », confesse-t-elle, heureuse de donner une autre vision des afrodescendantes trop souvent caricaturées. « Cette uniformisation conduit fatalement à une quasi-invisibilité des femmes noires en France dans toute leur diversité, notamment dans les domaines de la publicité, de l’entreprenariat et de la culture. »
Un constat d’invisibilisation que l’on pourrait élargir aux artistes africains et afrodescendants, qu’ils soient hommes ou femmes ? « Aujourd’hui, les noms de Pablo Picasso, René Magritte ou encore Marcel Duchamp, résonnent dans l’histoire universelle de l’art, sans pour autant que l’on se réfère d’abord à leurs origines. Picasso est Picasso avant d’être un artiste espagnol. L’un des défis majeurs des artistes issus du continent africain reste donc de trouver leur place sur la scène internationale et de s’adresser au monde entier, plutôt que d’être résumés à leurs origines. »
Sa recommandation culturelle du moment : « Raphaël Barontini aborde les rives de l’histoire de manière subtile. À travers ses oeuvres, on redécouvre des noms, des personnalités qui pourtant ancrées dans l’Histoire n’ont pas eu les échos pour s’implanter dans la mémoire collective. »
Plus d’infos ici : Solo show – Back to Itharque, jusqu’au 11 novembre 2017, Galerie Alain Gutharc à Paris.
Retrouvez Virginie Ehonian sur african-links.net, noorubox.com, et sur instagram @african_linksblog et @nooru_box
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