
BLICK BASSY : « IL N’Y A RIEN QUI SURVIT ET BRILLE EN ÉTANT COUPÉ DE SES RACINES »
PAR CHAYET CHIENIN
30 AVRIL 2020
Avec “1958”, Blick Bassy signe un album magnifique et hautement politique.
Sorti il y a 1 an à peine, l’album “1958” de Blick Bassy est comme qui dirait un “masterpiece”. C’est avec une guitare, un violoncelle et une voix douce et mélodieuse que Blick Bassy assène un vibrant hommage au militant indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobé. Avec cet album, il entend raviver les mémoires collectives.
Assis sur le canapé, la tête plongée dans un livre, c’est dans les locaux de No Format!, son label de musique, que je retrouve Blick Bassy pour cette interview foisonnante à la fois passionnante et puissante. Rencontre.
« Le fait de chanter en bassa, c’est aussi une manière d’inciter à ce que les langues africaines soient davantage enseignées. Quand on est coupé de sa langue on est coupé de son histoire et de ses traditions. »
Je vois que vous étiez en train de lire un livre. Qu’est-ce que c’est ?
C’est “La crise du muntu” de Fabien Eboussi Boulaga, un auteur camerounais qui est décédé il y a peu. Ces derniers temps j’essaie de lire pas mal d’écrivains africains, de comprendre les différentes perspectives sur la reconnexion et sur ce que nous sommes réellement en tant qu’êtres, en tant qu’ africains, ce que ça veut dire et quel est le lien avec nos traditions. Je pense que ce qui fait que nous soyons là où nous sommes aujourd’hui, l’état de nos pays qui sont majoritairement dans un état chaotique c’est simplement parce que nous ne savons pas ce que nous sommes. Nous sommes l’espèce humaine, vivante qui se rapproche de la création positive de l’univers et c’est ça qui nous a permis de survivre. Malheureusement, nous ne sommes pas conscients de cela. Du coup nous vivons notre quotidien et notre société est basée sur la perspective de l’autre. Nous, on a jamais vraiment pris le temps de revenir sur la perspective première qui est la nôtre, notre vision du monde, comment la raconter mais nous essayons de nous déterminer constamment par rapport à l’autre.
Blick Bassy, qui êtes vous ?
Pour que les gens comprennent, je vais dire que je suis un artiste-musicien et un “artpreneur”. J’aime bien cette expression, parce que je m’investis pas mal sur des projets parallèles qui sont généralement liés à l’art. Quand on parle de l’art c’est l’art de vivre parce que pour moi un artiste ce n’est pas forcément quelqu’un qui chante, mais plutôt quelqu’un qui a une démarche liée de manière intrinsèque à la personne qu’elle est, parce que malheureusement notre société a des codes standards pré-établis qui font que nous ne savons pas qui nous sommes aujourd’hui. Nous sommes simplement des avatars qui ont pour curseur le standard établi par le capitalisme, donc j’essaie d’être un artiste dans ma démarche de vie pas juste un musicien.
Avec “1958”, vous en êtes à votre quatrième album, qu’elle a été sa genèse ?
Ce qui m’a amené à créer cet album, c’est l’état du Cameroun notamment mais également l’état de certains pays africains. A un moment donné, je ne comprenais pas qu’il soit possible que nous en soyons encore là, que tout le monde soit unanime pour dire que c’est le continent le plus riche et que nous ayons des frères qui meurent en Méditerranée, que nos pays soient encore dans un état chaotique pour certains et sans toutefois vouloir ressembler au modèle occidental se demander pourquoi est ce que ça se passe comme ça. J’aime partir des conséquences pour suivre ses traces et remontrer à l’origine et la source. La source c’est tout simplement le fait que nous ayons le cul entre deux chaises, coupés totalement de nos racines et essayant de survivre dans cette pathologie du mimétisme qu’on nous a inculquée pour ressembler à l’Occident qui est devenu notre curseur, modèle et standard de vie. 60 ans après l’indépendance, après avoir fait un bilan : est-ce que nos modèles politiques, économiques, éducatifs et sociaux sont les bons ? Ils nous ont dit en partant que c’était le cas mais est-ce que nous nous sommes arrêtés pour voir si c’est vraiment là où on a envie de partir ? Est-ce que c’est ce qui correspond à notre vision de la vie, de la société et de nos aspirations ? En remontant les traces, tout cela m’a ramené à Ruben Um Nyobé, qui était un combattant pour les valeurs universelles telles que la liberté, pour qu’il n’y ait pas des humains qui puissent être au-dessus d’autres et qui puissent imposer quoique ce soit aux autres. En étudiant son parcours, je me suis rendu compte que c’était quelqu’un d’incroyable. C’est ce qui m’a amené à consacrer mon quatrième album à ce personnage qui a été tué le 13 septembre 1958 par l’armée française.
Pour être honnête avec vous, je ne connaissais pas Ruben Um Nyobé avant de découvrir votre album. Qu’est-ce qui le rendait incroyable ?
Déjà son parcours de vie : il était le 12ème enfant de sa mère mais il se trouve que tous ses frères et soeurs sont tous morts d’une maladie à chaque fois, donc il a été le seul qui a survécu. Sa mère, elle-même, décède en le mettant au monde et c’est sa belle-mère (la deuxième femme de son père) qui décide de l’élever. Cette belle-mère elle aussi venait de faire un enfant et chez le peuple Bassa, en général, une maman ne peut pas à la fois allaiter son bébé et celui de quelqu’un d’autre. Elle le savait et a quand même décidé de l’allaiter et au bout de 3 semaines son propre bébé à elle est mort. Donc c’est Um Nyobé qu’elle a finalement continué à élever. A cette période, les Allemands étaient au Cameroun et venaient chercher de la main d’oeuvre pour aller faire la 1ere guerre mondiale. Pour y échapper, son père et lui ont vécu pendant longtemps dans la forêt, au point où un jour il pleurait dans la forêt, son père l’a prit par le bras et l’a jeté très loin de peur que les Allemands le retrouvent. Sa chute a été amortie par les feuilles… Bref, même son parcours de naissance est assez particulier. C’est quelqu’un qui a consacré sa vie à la liberté mais accepte aussi de mourir pour la liberté du Cameroun et même de l’Afrique parce que son combat n’était pas seulement pour les Africains, c’était un combat pour des valeurs universelles. C’est un personnage qui a surtout décidé de combattre les colons non pas avec des armes mais sur le terrain des arguments. C’est la raison pour laquelle à un moment donné il a commencé par être instituteur pour comprendre le mécanisme d’enseignement de l’éducation. Ensuite, il a été greffier pour comprendre le droit et lui qui a été initié aux croyances ancestrales, malgré le refus de son père, a décidé quand même d’aller apprendre la théologie pour comprendre comment ce monde marchait parce que les prêtres étaient complices des colons et profitaient des enseignements de l’Eglise tous les dimanches pour endoctriner et monter la population contre ceux qui se battaient pour l’indépendance du Cameroun. J’ai lu pas mal de livres sur Um Nyobé, même ses écrits pendant le maquis. C’est quelqu’un qui portait des valeurs incroyables et qui se battait déjà pour que les femmes puissent être payées autant que les hommes et on était en 1940 au Cameroun. Il se battait pour que le code de l’indigénat puisse être aboli. Il ne se battait pas juste pour qu’on soit libres parce que pour lui la liberté ne pouvait être qu’accompagnée par l’égalité entre humains et surtout il insistait sur le fait que nous en tant qu’ Africains, la base structurelle de notre société doit complètement adossée à nos traditions.
L’objectif de votre album c’est qu’en replongeant dans l’histoire d’Um Nyobé, on se pose des questions sur notre société d’aujourd’hui ?
Absolument. L’idée pour moi est de faire revivre ce personnage. Je suis né et j’ai grandi au Cameroun. A l’école, malheureusement, on nous enseignait qu’ Um Nyobé était un terroriste. C’est la version officielle encore aujourd’hui puisque les livres scolaires sont faits en France et par la France. Donc la version officielle est qu’ Um Nyobé, Ernest Ouandié et tous ses frères de combat étaient décrits comme des terroristes au point où pour beaucoup encore lorsque l’on parle de maquisards, ces personnes qui se cachaient dans la forêt et se battaient pour nos libertés, c’est perçu de manière complètement péjoratives. Il se trouve que ma famille vient d’un village voisin à celui d’Um Nyobé, du coup ma mère a vécu cette histoire de manière directe parce que pendant plus d’un an et demie elle a dormi dans la forêt avec mon grand-père parce qu’on torturait et tuait les adultes dans les villages afin qu’ils dénoncent où se cachaient les maquisards. Après l’indépendance, le pouvoir en place a essayé d’éliminer tous ceux qui avaient été pour ce combat là. A l’époque, les présidents de l’époque étaient pour l’indépendance partielle alors qu’ Um Nyobé était pour l’indépendance totale donc on avait deux camps dont un formé par la france pour combattre ceux qui voulaient l’indépendance totale.
Ca veut dire que dans d’autre conditions, une personnalité comme Um Nyobé aurait pu être l’équivalent d’un Sankara en termes de notoriété ?
Absolument. Les Sankara et autres se sont même inspirés de son combat, à l’époque il avait créé des ponts avec Houphouët-Boigny donc son combat était déjà panafricaniste. Même au Cameroun, il y’a peu on avait peur de parler de lui. Dernièrement j’en parlais à mon grand-père, il chuchotait en parlant d’Um Nyobé. Heureusement qu’il y a des écrivains comme Achille Mbembe et Hervé Mbock qui ont publié des livres sur lui. Sinon, officiellement je pense qu’avec mon album c’est la première fois vraiment que de manière populaire on ramène ce personnage sur la table parce que jusqu’à maintenant c’était à chaque fois caché.
Est-ce aussi pour cette raison que vous chantez en bassa ?
Au Cameroun, sur 25 millions de personnes à peine 3 ou 5 % parlent bassa. Nous n’avons pas de première langue africaine comme c’est le cas au Mali avec le bambara ou le wolof au Sénégal compris de tous, nous c’est le français, l’anglais et au moins 270 différentes langues. Je chante exclusivement en bassa parce que c’est ma première langue et en général la première langue a un rôle important dans la construction de notre cerveau et donc de notre imaginaire. Moi je pense et réfléchis en bassa. Lorsque j’ai envie d’être sincère je le fais en bassa, parce que cette langue porte cette sincérité qui est réellement en moi.
Ce qui est génial, c’est que chaque langue impose à travers sa rythmique et ses intonations une couleur et une mélodie qui se plie aux désirs de la langue. Pour moi, en chantant en bassa je porte aussi une culture, j’essaie de donner aux autres ce que je suis, leur présenter d’où je viens. Le fait de chanter en bassa, c’est aussi une manière d’inciter à ce que les langues africaines soient davantage enseignées. Quand on est coupé de sa langue on est coupé de son histoire et de ses traditions.
Vous avez écrit un livre qui pose des questions sur la mémoire et le manque d’enracinement. Est-ce une sorte de préquelle à cet album ?
En général tous les albums que je fais parlent de problèmes inhérents à notre société. Le précédent par exemple avait pour thème principal l’éducation et la transmission. Suite à cet album j’ai écrit un livre qui s’appelle “Le moabi cinéma” qui parle de l’immigration et de la mobilité. Je vois bien que lorsque je voyage avec mes musiciens majoritairement français, il me faut un visa et je me confronte aux vrais problèmes de mobilité mais également avec un traitement différent lorsque j’arrive aux frontières à cause de mon passeport camerounais. On voit bien que l’américain avec son passeport peut aller partout. Le problème de la mobilité aujourd’hui est devenu un moyen de contrôle de certaines communautés par les pays les plus puissants. On voit bien que ce sont ceux qui ont colonisé les autres, qui ont tracé et formé des espaces qu’ils ont nommés et ce sont les mêmes encore aujourd’hui qui ont tout simplement construit des prisons à ciel ouvert, puisque pour sortir de ces lieux dont les frontières ont été dessinées par eux-mêmes il faut un visa sinon tu n’as pas le droit de partir. On continue à être dans un rapport de domination complètement détourné et officialisé… Et en plus nous sommes jugés par ceux-là même qui nous exploitent sur notre niveau de développement sachant que nous avons des pays qui ont à peine 60 ans d’existence et qu’ils ne se sont jamais construits sur l’exploitation d’autres pays. Bref, tout ce cinéma là m’a amené à écrire ce livre pour sensibiliser les nôtres et les nouvelles générations d’Africains en leur disant que c’est à nous aussi de construire notre continent. Lorsque l’on regarde même l’histoire de la colonisation, on voit que la France est parti en Afrique pour prendre les matières premières et elle continue à le faire pour l’amélioration des conditions de vie des citoyens français, qui en plus ne le reconnaissent même pas. Nous, si on décide de retourner dans nos pays, il faudrait que ce soit exactement pour faire la même chose. Parce que le chinois qui cultive aujourd’hui le riz au cameroun le fait pour le revendre aux Chinois en Chine. Il nous revient à nous de partir pour améliorer notre continent et nos espaces de vie.
Le clip “Ngwa” est magnifique et se veut très spirituel.
Dans ce clip, j’ai voulu mettre en lumière des pratiques ancestrales et moi j’ai eu la chance d’avoir passé jusqu’à mes 21 ans toutes mes vacances au village obligatoirement. A côté de cela, je suis resté 5 ans au village auprès d’un oncle incroyable, que je détestais pourtant à l’époque et chez qui j’ai été envoyé avec mon frère parce que j’étais un délinquant. C’est quelqu’un à qui je dis mille fois merci aujourd’hui parce que j’ai énormément appris : à chasser, à pêcher, à me soigner avec les éléments de la nature mais aussi à comprendre et écouter le langage de la nature…
J’ai vu dans le clip comme un appel à revenir à une forme d’initiation et à nos pratiques.
Absolument, c’est les signaux que j’ai essayé de mettre dans le clip et dire que la nature nous a tout donné. Moi généralement je vis seul dans les petits villages, le fait d’être dans cette démarche depuis 10 ans m’a permis de me reconnecter en plus de mon éducation, d’être observateur, d’écouter la nature au point où je me rappelle avoir ramené de la citronnelle du Cameroun que je voulais planter chez moi. Je l’arrosais tous les jours, ça poussait un peu puis ça mourrait, elle n’y arrivait pas. Un matin j’étais assis, je buvais mon café en la regardant et d’un coup c’est comme si elle s’était mise à me parler “Pourquoi vous les humains vous êtes comme çà? Tu m’enlèves de mon milieu naturel, tu m’emmènes dans un environnement ou de toute manière c’est impossible, je ne peux pas pousser ici. Il y a 2 solutions possibles. Soit tu me ramènes dans mon environnement naturel ou soit tu me mets des engrais qui vont m’aider à pousser mais qui vont en même temps t’empoisonner”. On pense qu’on maîtrise tout des éléments de la nature, qu’ils sont au même titre que nous et nous pensons pouvoir décider de leur fonctionnement. On n’écoute pas la nature alors qu’elle nous parle, pour moi c’est un signe et un message tellement clair.
Selon vous, la solution pour retrouver nos racines et s’ancrer en tant qu’africain ce serait de revenir à nos traditions?
Oui, pour moi c’est la solution et dans tous les sens, c’est à dire politiquement, économiquement, socialement et culturellement. Il suffit de constater que tous les pays ou communautés qui se sont comportés de la sorte prospèrent aujourd’hui. Prenons le cas de la Chine : A un moment donné elle a été obligée de se refermer sur elle-même, tout le monde criait au scandale, à la dictature et pourtant ils ont compris qu’ils étaient obligés de repartir de ce qu’ils sont vraiment, de leur culture, traditions pour mieux briller. Le Japon a fait exactement la même chose. Certains vont me dire que ce n’est pas moderne de revenir aux traditions, mais regardons quels sont les pays les plus modernes? D’un point de vue technologique, ce sont justement ces pays là : la Chine, le Japon la Corée du Sud et qui sont foncièrement attachés à leur culture. Il n’y a rien qui survit et qui brille en étant coupé de ses racines. Etant donné que nous ne sommes qu’un prolongement de nos ancêtres, quand j’essaie d’imaginer nos ancêtres qui sont morts pour nous en se battant, je les vois les mains tendues prêts pour la reconnexion. Et quand nous allons décider de nous “replugger” ou rebrancher avec eux la lumière va jaillir et tout va briller. Etant donné que le premier homme sur terre était noir et que tout est parti de là, nous avons la chance d’être encore l’élément humain original et originel donc plus proche des Dieux de l’univers. C’est sûrement la raison pour laquelle le Noir ne réfléchit pas pour créer de l’émotion car nous sommes vibrations, il n’étudie pas pour pour pouvoir bouger avec le rythme ni pour donner de l’émotion avec sa voix car tout ce qu’il touche devient magique. Quand par exemple on lui impose le français, il crée les différents créoles, c’est tellement rempli de créativité, de sonorités, il suffit de voir au pays comment les gens sont créatifs et tout est comme ça dans tout ce que nous faisons. Ils ont survécu à un certain nombre de douleurs et sont résilients non pas dans un esprit de vengeance mais parce que nous sommes animés de cette magie. Malheureusement, le vrai problème c’est que nous le portons de manière inconsciente mais lorsque nous serons conscients de ce que nous portons, nous allons changer le monde.
Au fait Blick Bassy, quel est votre parcours et dans quel environnement avez-vous grandi ? D’habitude, il s’agit de ma question de début d’entretien mais avec vous ce sera ma question de fin.
Je suis arrivé en France à l’âge de 30 ans, j’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse au Cameroun, mes amis sont là bas, toute ma construction a été faite là bas. Mon père avait 3 femmes et chaque femme avait 7 enfants, donc nous étions 25 à la maison. Il y avait une harmonie parmi les enfants. Dans la polygamie en fait, il y a des fois où cela se passe super bien, cela dépend de l’éducation et l’envie des mamans qui ont un rôle primordial et chez nous toutes les mères étaient nos mères, il n’y avait pas de distinction. On était tous frères et soeurs, on a grandi ensemble dans le même environnement, on se considère comme une seule famille et en plus nos souvenirs d’enfance sont les mêmes. Du côté de ma mère, je suis le seul garçon. L’oncle chez qui j’ai été au village était le frère de la 3ème femme de mon père, on vivait vraiment une bonne ambiance de famille.
Mon père était quelqu’un de spécial, c’était un visionnaire mais c’était aussi quelqu’un de très très dur, qui avait beaucoup de moyens et à qui je dis merci aussi aujourd’hui car à l’époque on le prenait pour quelqu’un de méchant parce qu’il a tenu à ce qu’on vive comme si on partait de zéro. Du coup, on a eu une éducation traditionnelle, on partait en vacances obligatoirement au village jusqu’à notre majorité pour aller aux champs, planter un champ de plantain de 5 000 mètres carré pour les garçons et un champ d’arachide de 3000 mètres carrés pour les filles, casser un mur pour le reconstruire… bref pour qu’on apprenne toutes ces choses. Mon père avait un restaurant bio dans les années 80/90, il tenait à ce qu’on soit dans un environnement écolo. Par exemple, le village qui est le nôtre, ce sont des hectares de terre qu’il a acheté, il a construit un marché, un hôpital, une école et une église.
Quand mon père a créé l’église, il voulait que chaque dimanche on chante à l’église pour les fidèles. Du coup, la chorale c’était nous, tous ses enfants. Ma mère nous enseignait des chants de chorale traditionnelle en bassa pendant la semaine. J’ai été baptisé plusieurs fois de suite parce que mon père est passé de chrétien à protestant à témoin de Jéhovah (rires). Aujourd’hui, j’ai un autre rapport à la religion, je crois plus en la nature et la spiritualité animiste qu’en Jésus-Christ.
C’est dans cette ambiance que j’ai grandi avec la musique vraiment présente au quotidien dans ma vie mais aussi dans la société dans laquelle on vivait. Nous avons une musique pour les deuils, les intronisations, les fêtes mais aussi pour soigner. Toutes ces richesses m’ont complètement construit différemment. Avec le recul, je me rends compte que j’étais déjà quelqu’un de très différent. Au lycée, tout le monde portait l’uniforme mais moi tout le monde me connaissait parce que mes tenues étaient incroyables, je “pimpais” avec une couturière du quartier mon uniforme et j’avais une coiffure de malade. Après mon bac, j’ai obtenu trois bourses d’études pour aller étudier au canada et aux USA. J’ai refusé de partir alors que tout le monde voulait partir en occident. Moi je me disais, je ne pars pas je reste au Cameroun pour faire de la musique. Pour mes parents c’était un scandale parce que tous les jeunes rêvaient de partir et même eux en tant que parents voulaient voir leurs enfants étudier à l’étranger. Quand mon père regardait l’état du business de la musique au Cameroun, il se demandait ce qui m’arrivait, comment je pensais pouvoir vivre de la musique ? Il se disait qu’on m’avait jeté un mauvais sort, il est allé chercher un prêtre pour m’exorciser et c’est une des raisons qui fait que je quitte la maison familiale. J’ai créé un groupe avec qui j’ai tourné 10 ans au Cameroun.
J’ai toujours eu une démarche hors des normes. A partir du moment où on avait décidé d’en faire notre métier, il fallait que ça le devienne. Donc on a répété du lundi au samedi de 10h à 19h tous les jours avec ou sans concerts pendant 5 ans. Je commence vraiment à chanter dans un vrai micro 5 ans après avoir créé le groupe; On avait pas les moyens de s’acheter de vrais instruments donc on essayait de les recréer. On a travaillé avec cette rigueur tout le temps. Je pense que c’est cette démarche professionnelle qui m’a construit et permis lorsque j’arrive en France et que je décide de repartir de zéro pour lancer ma carrière solo, de m’en sortir. J’arrive dans un pays où on ne comprend pas ce que je chante, quel va être mon point d’attache? Toutes ces remises en questions m’ont permis de comprendre que la chance que l’humain a c’est le langage universel qu’est l’émotion, ce n’est pas forcément celui des mots. J’ai essayé de comprendre le milieu de la musique, le rôle de l’éditeur, du bookeur, du distributeur, du label, la propriété intellectuelle etc… Je voulais sortir de ce discours des managers “occupe toi de la musique nous on s’occupe du reste”. Avec internet et la dématérialisation des supports, cela a tué énormément de labels au point qu’il y a eu beaucoup d’auto production. Le fait de comprendre permet d’être au fait de l’actualité et de la réalité de notre métier.
J’ai compris qu’il n’y avait pas de hasard. Avoir un univers est hyper important, c’est ce qui nous différencie et ce qui est génial c’est que nous sommes tous uniques. Il faut sortir de la masse où tout le monde parle de la même manière. Ce qui est très dur parce que la société dans laquelle nous vivons nous rappelle tous les jours que non, il ne faut pas être soi, il faut être comme ci et comme ça, sans parler des publicités avec leur langage codé qui habitent les constructions, les couleurs et tout ce qui nous entoure. Le travail que j’ai fait c’était de savoir comment m’émanciper de tout cela pour non seulement retrouver qui je suis réellement et créer un travail qui m’appartient. C’est devenu une démarche de vie.
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Sorti il y a 1 an à peine, l’album “1958” de Blick Bassy est comme qui dirait un “masterpiece”. C’est avec une guitare, un violoncelle et une voix douce et mélodieuse que Blick Bassy assène un vibrant hommage au militant indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobé. Avec cet album, il entend raviver les mémoires collectives.
Assis sur le canapé, la tête plongée dans un livre, c’est dans les locaux de No Format!, son label de musique, que je retrouve Blick Bassy pour cette interview foisonnante à la fois passionnante et puissante. Rencontre.
« Le fait de chanter en bassa, c’est aussi une manière d’inciter à ce que les langues africaines soient davantage enseignées. Quand on est coupé de sa langue on est coupé de son histoire et de ses traditions. »
Je vois que vous étiez en train de lire un livre. Qu’est-ce que c’est ?
C’est “La crise du muntu” de Fabien Eboussi Boulaga, un auteur camerounais qui est décédé il y a peu. Ces derniers temps j’essaie de lire pas mal d’écrivains africains, de comprendre les différentes perspectives sur la reconnexion et sur ce que nous sommes réellement en tant qu’êtres, en tant qu’ africains, ce que ça veut dire et quel est le lien avec nos traditions. Je pense que ce qui fait que nous soyons là où nous sommes aujourd’hui, l’état de nos pays qui sont majoritairement dans un état chaotique c’est simplement parce que nous ne savons pas ce que nous sommes. Nous sommes l’espèce humaine, vivante qui se rapproche de la création positive de l’univers et c’est ça qui nous a permis de survivre. Malheureusement, nous ne sommes pas conscients de cela. Du coup nous vivons notre quotidien et notre société est basée sur la perspective de l’autre. Nous, on a jamais vraiment pris le temps de revenir sur la perspective première qui est la nôtre, notre vision du monde, comment la raconter mais nous essayons de nous déterminer constamment par rapport à l’autre.
Blick Bassy, qui êtes vous ?
Pour que les gens comprennent, je vais dire que je suis un artiste-musicien et un “artpreneur”. J’aime bien cette expression, parce que je m’investis pas mal sur des projets parallèles qui sont généralement liés à l’art. Quand on parle de l’art c’est l’art de vivre parce que pour moi un artiste ce n’est pas forcément quelqu’un qui chante, mais plutôt quelqu’un qui a une démarche liée de manière intrinsèque à la personne qu’elle est, parce que malheureusement notre société a des codes standards pré-établis qui font que nous ne savons pas qui nous sommes aujourd’hui. Nous sommes simplement des avatars qui ont pour curseur le standard établi par le capitalisme, donc j’essaie d’être un artiste dans ma démarche de vie pas juste un musicien.
Avec “1958”, vous en êtes à votre quatrième album, qu’elle a été sa genèse ?
Ce qui m’a amené à créer cet album, c’est l’état du Cameroun notamment mais également l’état de certains pays africains. A un moment donné, je ne comprenais pas qu’il soit possible que nous en soyons encore là, que tout le monde soit unanime pour dire que c’est le continent le plus riche et que nous ayons des frères qui meurent en Méditerranée, que nos pays soient encore dans un état chaotique pour certains et sans toutefois vouloir ressembler au modèle occidental se demander pourquoi est ce que ça se passe comme ça. J’aime partir des conséquences pour suivre ses traces et remontrer à l’origine et la source. La source c’est tout simplement le fait que nous ayons le cul entre deux chaises, coupés totalement de nos racines et essayant de survivre dans cette pathologie du mimétisme qu’on nous a inculquée pour ressembler à l’Occident qui est devenu notre curseur, modèle et standard de vie. 60 ans après l’indépendance, après avoir fait un bilan : est-ce que nos modèles politiques, économiques, éducatifs et sociaux sont les bons ? Ils nous ont dit en partant que c’était le cas mais est-ce que nous nous sommes arrêtés pour voir si c’est vraiment là où on a envie de partir ? Est-ce que c’est ce qui correspond à notre vision de la vie, de la société et de nos aspirations ? En remontant les traces, tout cela m’a ramené à Ruben Um Nyobé, qui était un combattant pour les valeurs universelles telles que la liberté, pour qu’il n’y ait pas des humains qui puissent être au-dessus d’autres et qui puissent imposer quoique ce soit aux autres. En étudiant son parcours, je me suis rendu compte que c’était quelqu’un d’incroyable. C’est ce qui m’a amené à consacrer mon quatrième album à ce personnage qui a été tué le 13 septembre 1958 par l’armée française.
Pour être honnête avec vous, je ne connaissais pas Ruben Um Nyobé avant de découvrir votre album. Qu’est-ce qui le rendait incroyable ?
Déjà son parcours de vie : il était le 12ème enfant de sa mère mais il se trouve que tous ses frères et soeurs sont tous morts d’une maladie à chaque fois, donc il a été le seul qui a survécu. Sa mère, elle-même, décède en le mettant au monde et c’est sa belle-mère (la deuxième femme de son père) qui décide de l’élever. Cette belle-mère elle aussi venait de faire un enfant et chez le peuple Bassa, en général, une maman ne peut pas à la fois allaiter son bébé et celui de quelqu’un d’autre. Elle le savait et a quand même décidé de l’allaiter et au bout de 3 semaines son propre bébé à elle est mort. Donc c’est Um Nyobé qu’elle a finalement continué à élever. A cette période, les Allemands étaient au Cameroun et venaient chercher de la main d’oeuvre pour aller faire la 1ere guerre mondiale. Pour y échapper, son père et lui ont vécu pendant longtemps dans la forêt, au point où un jour il pleurait dans la forêt, son père l’a prit par le bras et l’a jeté très loin de peur que les Allemands le retrouvent. Sa chute a été amortie par les feuilles… Bref, même son parcours de naissance est assez particulier. C’est quelqu’un qui a consacré sa vie à la liberté mais accepte aussi de mourir pour la liberté du Cameroun et même de l’Afrique parce que son combat n’était pas seulement pour les Africains, c’était un combat pour des valeurs universelles. C’est un personnage qui a surtout décidé de combattre les colons non pas avec des armes mais sur le terrain des arguments. C’est la raison pour laquelle à un moment donné il a commencé par être instituteur pour comprendre le mécanisme d’enseignement de l’éducation. Ensuite, il a été greffier pour comprendre le droit et lui qui a été initié aux croyances ancestrales, malgré le refus de son père, a décidé quand même d’aller apprendre la théologie pour comprendre comment ce monde marchait parce que les prêtres étaient complices des colons et profitaient des enseignements de l’Eglise tous les dimanches pour endoctriner et monter la population contre ceux qui se battaient pour l’indépendance du Cameroun. J’ai lu pas mal de livres sur Um Nyobé, même ses écrits pendant le maquis. C’est quelqu’un qui portait des valeurs incroyables et qui se battait déjà pour que les femmes puissent être payées autant que les hommes et on était en 1940 au Cameroun. Il se battait pour que le code de l’indigénat puisse être aboli. Il ne se battait pas juste pour qu’on soit libres parce que pour lui la liberté ne pouvait être qu’accompagnée par l’égalité entre humains et surtout il insistait sur le fait que nous en tant qu’ Africains, la base structurelle de notre société doit complètement adossée à nos traditions.
L’objectif de votre album c’est qu’en replongeant dans l’histoire d’Um Nyobé, on se pose des questions sur notre société d’aujourd’hui ?
Absolument. L’idée pour moi est de faire revivre ce personnage. Je suis né et j’ai grandi au Cameroun. A l’école, malheureusement, on nous enseignait qu’ Um Nyobé était un terroriste. C’est la version officielle encore aujourd’hui puisque les livres scolaires sont faits en France et par la France. Donc la version officielle est qu’ Um Nyobé, Ernest Ouandié et tous ses frères de combat étaient décrits comme des terroristes au point où pour beaucoup encore lorsque l’on parle de maquisards, ces personnes qui se cachaient dans la forêt et se battaient pour nos libertés, c’est perçu de manière complètement péjoratives. Il se trouve que ma famille vient d’un village voisin à celui d’Um Nyobé, du coup ma mère a vécu cette histoire de manière directe parce que pendant plus d’un an et demie elle a dormi dans la forêt avec mon grand-père parce qu’on torturait et tuait les adultes dans les villages afin qu’ils dénoncent où se cachaient les maquisards. Après l’indépendance, le pouvoir en place a essayé d’éliminer tous ceux qui avaient été pour ce combat là. A l’époque, les présidents de l’époque étaient pour l’indépendance partielle alors qu’ Um Nyobé était pour l’indépendance totale donc on avait deux camps dont un formé par la france pour combattre ceux qui voulaient l’indépendance totale.
Ca veut dire que dans d’autre conditions, une personnalité comme Um Nyobé aurait pu être l’équivalent d’un Sankara en termes de notoriété ?
Absolument. Les Sankara et autres se sont même inspirés de son combat, à l’époque il avait créé des ponts avec Houphouët-Boigny donc son combat était déjà panafricaniste. Même au Cameroun, il y’a peu on avait peur de parler de lui. Dernièrement j’en parlais à mon grand-père, il chuchotait en parlant d’Um Nyobé. Heureusement qu’il y a des écrivains comme Achille Mbembe et Hervé Mbock qui ont publié des livres sur lui. Sinon, officiellement je pense qu’avec mon album c’est la première fois vraiment que de manière populaire on ramène ce personnage sur la table parce que jusqu’à maintenant c’était à chaque fois caché.
Est-ce aussi pour cette raison que vous chantez en bassa ?
Au Cameroun, sur 25 millions de personnes à peine 3 ou 5 % parlent bassa. Nous n’avons pas de première langue africaine comme c’est le cas au Mali avec le bambara ou le wolof au Sénégal compris de tous, nous c’est le français, l’anglais et au moins 270 différentes langues. Je chante exclusivement en bassa parce que c’est ma première langue et en général la première langue a un rôle important dans la construction de notre cerveau et donc de notre imaginaire. Moi je pense et réfléchis en bassa. Lorsque j’ai envie d’être sincère je le fais en bassa, parce que cette langue porte cette sincérité qui est réellement en moi.
Ce qui est génial, c’est que chaque langue impose à travers sa rythmique et ses intonations une couleur et une mélodie qui se plie aux désirs de la langue. Pour moi, en chantant en bassa je porte aussi une culture, j’essaie de donner aux autres ce que je suis, leur présenter d’où je viens. Le fait de chanter en bassa, c’est aussi une manière d’inciter à ce que les langues africaines soient davantage enseignées. Quand on est coupé de sa langue on est coupé de son histoire et de ses traditions.
Vous avez écrit un livre qui pose des questions sur la mémoire et le manque d’enracinement. Est-ce une sorte de préquelle à cet album ?
En général tous les albums que je fais parlent de problèmes inhérents à notre société. Le précédent par exemple avait pour thème principal l’éducation et la transmission. Suite à cet album j’ai écrit un livre qui s’appelle “Le moabi cinéma” qui parle de l’immigration et de la mobilité. Je vois bien que lorsque je voyage avec mes musiciens majoritairement français, il me faut un visa et je me confronte aux vrais problèmes de mobilité mais également avec un traitement différent lorsque j’arrive aux frontières à cause de mon passeport camerounais. On voit bien que l’américain avec son passeport peut aller partout. Le problème de la mobilité aujourd’hui est devenu un moyen de contrôle de certaines communautés par les pays les plus puissants. On voit bien que ce sont ceux qui ont colonisé les autres, qui ont tracé et formé des espaces qu’ils ont nommés et ce sont les mêmes encore aujourd’hui qui ont tout simplement construit des prisons à ciel ouvert, puisque pour sortir de ces lieux dont les frontières ont été dessinées par eux-mêmes il faut un visa sinon tu n’as pas le droit de partir. On continue à être dans un rapport de domination complètement détourné et officialisé… Et en plus nous sommes jugés par ceux-là même qui nous exploitent sur notre niveau de développement sachant que nous avons des pays qui ont à peine 60 ans d’existence et qu’ils ne se sont jamais construits sur l’exploitation d’autres pays. Bref, tout ce cinéma là m’a amené à écrire ce livre pour sensibiliser les nôtres et les nouvelles générations d’Africains en leur disant que c’est à nous aussi de construire notre continent. Lorsque l’on regarde même l’histoire de la colonisation, on voit que la France est parti en Afrique pour prendre les matières premières et elle continue à le faire pour l’amélioration des conditions de vie des citoyens français, qui en plus ne le reconnaissent même pas. Nous, si on décide de retourner dans nos pays, il faudrait que ce soit exactement pour faire la même chose. Parce que le chinois qui cultive aujourd’hui le riz au cameroun le fait pour le revendre aux Chinois en Chine. Il nous revient à nous de partir pour améliorer notre continent et nos espaces de vie.
Le clip “Ngwa” est magnifique et se veut très spirituel.
Dans ce clip, j’ai voulu mettre en lumière des pratiques ancestrales et moi j’ai eu la chance d’avoir passé jusqu’à mes 21 ans toutes mes vacances au village obligatoirement. A côté de cela, je suis resté 5 ans au village auprès d’un oncle incroyable, que je détestais pourtant à l’époque et chez qui j’ai été envoyé avec mon frère parce que j’étais un délinquant. C’est quelqu’un à qui je dis mille fois merci aujourd’hui parce que j’ai énormément appris : à chasser, à pêcher, à me soigner avec les éléments de la nature mais aussi à comprendre et écouter le langage de la nature…
J’ai vu dans le clip comme un appel à revenir à une forme d’initiation et à nos pratiques.
Absolument, c’est les signaux que j’ai essayé de mettre dans le clip et dire que la nature nous a tout donné. Moi généralement je vis seul dans les petits villages, le fait d’être dans cette démarche depuis 10 ans m’a permis de me reconnecter en plus de mon éducation, d’être observateur, d’écouter la nature au point où je me rappelle avoir ramené de la citronnelle du Cameroun que je voulais planter chez moi. Je l’arrosais tous les jours, ça poussait un peu puis ça mourrait, elle n’y arrivait pas. Un matin j’étais assis, je buvais mon café en la regardant et d’un coup c’est comme si elle s’était mise à me parler “Pourquoi vous les humains vous êtes comme çà? Tu m’enlèves de mon milieu naturel, tu m’emmènes dans un environnement ou de toute manière c’est impossible, je ne peux pas pousser ici. Il y a 2 solutions possibles. Soit tu me ramènes dans mon environnement naturel ou soit tu me mets des engrais qui vont m’aider à pousser mais qui vont en même temps t’empoisonner”. On pense qu’on maîtrise tout des éléments de la nature, qu’ils sont au même titre que nous et nous pensons pouvoir décider de leur fonctionnement. On n’écoute pas la nature alors qu’elle nous parle, pour moi c’est un signe et un message tellement clair.
Selon vous, la solution pour retrouver nos racines et s’ancrer en tant qu’africain ce serait de revenir à nos traditions?
Oui, pour moi c’est la solution et dans tous les sens, c’est à dire politiquement, économiquement, socialement et culturellement. Il suffit de constater que tous les pays ou communautés qui se sont comportés de la sorte prospèrent aujourd’hui. Prenons le cas de la Chine : A un moment donné elle a été obligée de se refermer sur elle-même, tout le monde criait au scandale, à la dictature et pourtant ils ont compris qu’ils étaient obligés de repartir de ce qu’ils sont vraiment, de leur culture, traditions pour mieux briller. Le Japon a fait exactement la même chose. Certains vont me dire que ce n’est pas moderne de revenir aux traditions, mais regardons quels sont les pays les plus modernes? D’un point de vue technologique, ce sont justement ces pays là : la Chine, le Japon la Corée du Sud et qui sont foncièrement attachés à leur culture. Il n’y a rien qui survit et qui brille en étant coupé de ses racines. Etant donné que nous ne sommes qu’un prolongement de nos ancêtres, quand j’essaie d’imaginer nos ancêtres qui sont morts pour nous en se battant, je les vois les mains tendues prêts pour la reconnexion. Et quand nous allons décider de nous “replugger” ou rebrancher avec eux la lumière va jaillir et tout va briller. Etant donné que le premier homme sur terre était noir et que tout est parti de là, nous avons la chance d’être encore l’élément humain original et originel donc plus proche des Dieux de l’univers. C’est sûrement la raison pour laquelle le Noir ne réfléchit pas pour créer de l’émotion car nous sommes vibrations, il n’étudie pas pour pour pouvoir bouger avec le rythme ni pour donner de l’émotion avec sa voix car tout ce qu’il touche devient magique. Quand par exemple on lui impose le français, il crée les différents créoles, c’est tellement rempli de créativité, de sonorités, il suffit de voir au pays comment les gens sont créatifs et tout est comme ça dans tout ce que nous faisons. Ils ont survécu à un certain nombre de douleurs et sont résilients non pas dans un esprit de vengeance mais parce que nous sommes animés de cette magie. Malheureusement, le vrai problème c’est que nous le portons de manière inconsciente mais lorsque nous serons conscients de ce que nous portons, nous allons changer le monde.
Au fait Blick Bassy, quel est votre parcours et dans quel environnement avez-vous grandi ? D’habitude, il s’agit de ma question de début d’entretien mais avec vous ce sera ma question de fin.
Je suis arrivé en France à l’âge de 30 ans, j’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse au Cameroun, mes amis sont là bas, toute ma construction a été faite là bas. Mon père avait 3 femmes et chaque femme avait 7 enfants, donc nous étions 25 à la maison. Il y avait une harmonie parmi les enfants. Dans la polygamie en fait, il y a des fois où cela se passe super bien, cela dépend de l’éducation et l’envie des mamans qui ont un rôle primordial et chez nous toutes les mères étaient nos mères, il n’y avait pas de distinction. On était tous frères et soeurs, on a grandi ensemble dans le même environnement, on se considère comme une seule famille et en plus nos souvenirs d’enfance sont les mêmes. Du côté de ma mère, je suis le seul garçon. L’oncle chez qui j’ai été au village était le frère de la 3ème femme de mon père, on vivait vraiment une bonne ambiance de famille.
Mon père était quelqu’un de spécial, c’était un visionnaire mais c’était aussi quelqu’un de très très dur, qui avait beaucoup de moyens et à qui je dis merci aussi aujourd’hui car à l’époque on le prenait pour quelqu’un de méchant parce qu’il a tenu à ce qu’on vive comme si on partait de zéro. Du coup, on a eu une éducation traditionnelle, on partait en vacances obligatoirement au village jusqu’à notre majorité pour aller aux champs, planter un champ de plantain de 5 000 mètres carré pour les garçons et un champ d’arachide de 3000 mètres carrés pour les filles, casser un mur pour le reconstruire… bref pour qu’on apprenne toutes ces choses. Mon père avait un restaurant bio dans les années 80/90, il tenait à ce qu’on soit dans un environnement écolo. Par exemple, le village qui est le nôtre, ce sont des hectares de terre qu’il a acheté, il a construit un marché, un hôpital, une école et une église.
Quand mon père a créé l’église, il voulait que chaque dimanche on chante à l’église pour les fidèles. Du coup, la chorale c’était nous, tous ses enfants. Ma mère nous enseignait des chants de chorale traditionnelle en bassa pendant la semaine. J’ai été baptisé plusieurs fois de suite parce que mon père est passé de chrétien à protestant à témoin de Jéhovah (rires). Aujourd’hui, j’ai un autre rapport à la religion, je crois plus en la nature et la spiritualité animiste qu’en Jésus-Christ.
C’est dans cette ambiance que j’ai grandi avec la musique vraiment présente au quotidien dans ma vie mais aussi dans la société dans laquelle on vivait. Nous avons une musique pour les deuils, les intronisations, les fêtes mais aussi pour soigner. Toutes ces richesses m’ont complètement construit différemment. Avec le recul, je me rends compte que j’étais déjà quelqu’un de très différent. Au lycée, tout le monde portait l’uniforme mais moi tout le monde me connaissait parce que mes tenues étaient incroyables, je “pimpais” avec une couturière du quartier mon uniforme et j’avais une coiffure de malade. Après mon bac, j’ai obtenu trois bourses d’études pour aller étudier au canada et aux USA. J’ai refusé de partir alors que tout le monde voulait partir en occident. Moi je me disais, je ne pars pas je reste au Cameroun pour faire de la musique. Pour mes parents c’était un scandale parce que tous les jeunes rêvaient de partir et même eux en tant que parents voulaient voir leurs enfants étudier à l’étranger. Quand mon père regardait l’état du business de la musique au Cameroun, il se demandait ce qui m’arrivait, comment je pensais pouvoir vivre de la musique ? Il se disait qu’on m’avait jeté un mauvais sort, il est allé chercher un prêtre pour m’exorciser et c’est une des raisons qui fait que je quitte la maison familiale. J’ai créé un groupe avec qui j’ai tourné 10 ans au Cameroun.
J’ai toujours eu une démarche hors des normes. A partir du moment où on avait décidé d’en faire notre métier, il fallait que ça le devienne. Donc on a répété du lundi au samedi de 10h à 19h tous les jours avec ou sans concerts pendant 5 ans. Je commence vraiment à chanter dans un vrai micro 5 ans après avoir créé le groupe; On avait pas les moyens de s’acheter de vrais instruments donc on essayait de les recréer. On a travaillé avec cette rigueur tout le temps. Je pense que c’est cette démarche professionnelle qui m’a construit et permis lorsque j’arrive en France et que je décide de repartir de zéro pour lancer ma carrière solo, de m’en sortir. J’arrive dans un pays où on ne comprend pas ce que je chante, quel va être mon point d’attache? Toutes ces remises en questions m’ont permis de comprendre que la chance que l’humain a c’est le langage universel qu’est l’émotion, ce n’est pas forcément celui des mots. J’ai essayé de comprendre le milieu de la musique, le rôle de l’éditeur, du bookeur, du distributeur, du label, la propriété intellectuelle etc… Je voulais sortir de ce discours des managers “occupe toi de la musique nous on s’occupe du reste”. Avec internet et la dématérialisation des supports, cela a tué énormément de labels au point qu’il y a eu beaucoup d’auto production. Le fait de comprendre permet d’être au fait de l’actualité et de la réalité de notre métier.
J’ai compris qu’il n’y avait pas de hasard. Avoir un univers est hyper important, c’est ce qui nous différencie et ce qui est génial c’est que nous sommes tous uniques. Il faut sortir de la masse où tout le monde parle de la même manière. Ce qui est très dur parce que la société dans laquelle nous vivons nous rappelle tous les jours que non, il ne faut pas être soi, il faut être comme ci et comme ça, sans parler des publicités avec leur langage codé qui habitent les constructions, les couleurs et tout ce qui nous entoure. Le travail que j’ai fait c’était de savoir comment m’émanciper de tout cela pour non seulement retrouver qui je suis réellement et créer un travail qui m’appartient. C’est devenu une démarche de vie.
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