
PREMIÈRE : LATEDJOU DÉVOILE « AI TCHÉ DO NU MI »
PAR CHAYET CHIÉNIN
01 DÉCEMBRE 2020
Et si l’on vous disait que l’artiste qui suit est l’une, si ce n’est LA plus belle découverte de notre année 2020 côté musique ? Une voix, un univers, des langues et surtout un discours, le voilà notre carré magique. Latedjou explore au plus profond d’elle-même, dans tous les sens et recoins de cet EP, la question de la langue… Une de nos obsessions à n’en pas douter. Parfois peu de mots suffisent, il faut savoir alors taire ses voix intérieures pour faire place à une écoute totale et se laisser porter.
Belle écoute et découverte de Latedjou !
CREDITS : KYAMELO
« Je pense qu’il est nécessaire de regarder le fait de ne pas parler sa langue maternelle dans certains espaces, comme vraiment le symptôme d’une blessure coloniale très profonde. »
Qui es-tu ?
Je m’appelle Maria-Gracia Guimarães. Ma mère est béninoise, de père nigérian et de mère béninoise. Mon père est angolais de parents angolais qui sont du nord de l’Angola. Mon nom artistique est Latedjou, c’est le nom de famille de ma mère donc le nom de mon grand-père. Je l’utilise un peu comme un symbole de résistance contre le système de domination colonial portugais qui a été extrêmement violent, surtout au niveau de l’assimilation culturelle des peuples et même au niveau des noms et prénoms que l’on donne aux enfants en Angola.
Cette violence a été assez masquée en fait, car il y a toujours eu ce discours ambiant, venant du courant appelé luso-tropicalisme, qui expliquait que finalement ce n’était pas si grave la colonisation portugaise et qu’en plus les colons se mélangeaient aux locaux. Mais dans la réalité, cette assimilation coloniale était très violente. Encore aujourd’hui en Angola, si tu veux donner un nom africain à ton enfant ce n’est pas si facile que cela. Lorsque tu te rends au poste d’enregistrement des noms, il y a une loi coloniale qui dit que si tu donnes un nom africain à ton enfant, il faut qu’il y ait à côté un nom latin qui prouve le sexe de l’enfant, parce que nos noms africains ne donnent pas d’indication du sexe. Par exemple, le prénom “Zola” peut être donné aussi bien à une fille qu’à un garçon.
Tu as choisi le nom de ton grand-père comme patronyme d’artiste. Est-ce que tu connais la signification de son nom ?
Le nom Latedjou vient de “Olatedjou”. “ola” veut dire honneur ou joie en yoruba. Latedjou veut dire en gros “L’honneur m’est revenu ou l’honneur me revient”.
Dans quel genre de famille et d’environnement as-tu grandi ?
Avec mes frères et sœurs, nous avons grandi à Luanda. J’ai eu une éducation très simple, basée sur des principes. Cela dit, mon éducation reste quelque peu différente de quelqu’un qui serait né à Luanda, parce que ma mère est étrangère et en soi c’est déjà quelque chose. On parlait français à la maison. Cela peut sembler étrange, mais je trouve que la relation qu’ont les Angolais avec d’autres Africains du continent est un peu complexe, on pourrait même aller jusqu’à parler de xénophobie. C’est vrai, il y a la langue qui joue puisqu’on parle portugais et les autres parlent français ou anglais, mais je trouve aussi que toute l’histoire coloniale a beaucoup joué. Il y a un manque de curiosité et d’ouverture envers l’autre ce qui peut créer une véritable distance en fait. Il faut dire aussi que mon père n’est pas de Luanda, il est du nord de l’Angola et il y a une stigmatisation des gens venant du Nord. Ils sont parfois perçus comme des gens à part parce qu’ils parlent leur langue et sont attachés à leur coutumes.
En tant qu’enfant, as-tu ressenti tout cela ? As-tu dû masquer tes origines ?
Je dirais que je n’ai pas cherché à me fondre consciemment dans la masse mais je le faisais partout : à l’école comme dans la rue. Mais il y avait des choses que je ne pouvais pas masquer comme mon accent quand j’étais petite. Cela a créé cette pluri-identité à l’intérieur de moi qui est devenue quelque chose de très naturel pour moi. Quand je parle portugais, je me sens beaucoup plus réservée, plus calme, alors que quand je parle français il y a une certaine dynamique. Quand je parle anglais c’est encore autre chose parce que je m’y retrouve, c’est un peu comme une langue que je peux manier à ma guise. Alors que le portugais je me sens beaucoup plus observée, c’est beaucoup plus restreint et ça je le rattache aussi à toute l’histoire coloniale. Dans ce processus d’assimilation, il y a toute une histoire autour du fait de parler la langue portugaise. Pour la génération de mon père et de mon grand-père, si tu parlais bien portugais et que tu avais abandonné tes coutumes traditionnelles, tu avais droit à certains privilèges comme l’accès à une bonne éducation. C’était quelque chose qui était inscrit dans le procédé législatif en fait. Si tu dormais sur un lit, si tu avais été baptisé chrétien, tout ce genre de choses là. Il y a comme une loupe qui se met en place pour observer la manière dont tu t’exprimes et te présente.
Dans ce contexte, as-tu pu apprendre des langues africaines comme le Kikongo par exemple ?
Mon père parlait kikongo surtout quand ma grand-mère venait à la maison, donc c’est une langue que j’entendais peu. Ici, tout le monde parle portugais à tous les coins de rues, dans les bureaux administratifs, vraiment partout. C’est un peu comme si la langue qui vivait dans ton cœur et dans ta tête n’avait pas beaucoup d’espace de manœuvre pour exister. Surtout que ma mère parle une autre langue, donc il n’y avait pas vraiment de place pour que tous les deux nous enseignent la langue. Moi j’apprends le fon maintenant avec ma mère. Ce qui est très étrange, c’est que je comprend plus le fon que je ne comprend le kikongo alors même que j’ai grandi en Angola. Je pense que c’est lié au fait que j’ai grandi en écoutant le fon en sourdine : quand j’allais au Bénin en vacances, ma mère y parle tout le temps fon, parce que c’est parlé partout. Même ici je l’entend parler au téléphone avec ses sœurs.
CREDITS : Moufouli BELLO
Dans tout ça, comment la musique est-elle arrivée dans ta vie ?
La musique a toujours été très présente à la maison, on écoutait beaucoup de musique angolaise, française mais aussi Angélique Kidjo et beaucoup de musique sud-africaine.
C’est ce qui t’a donné toi même envie de faire de la musique ?
Je pense qu’il y avait une partie en moi qui était très musicale. Quand j’avais 17 ans, mon frère m’a offert un violon. Je n’avais pas trouvé de prof de violon à l’époque donc je prenais des cours avec une violoncelliste, puis j’ai commencé à jouer à ma façon en pizzicato, c’est-à-dire avec le doigt et beaucoup moins avec l’archet. J’ai composé mon premier EP en pizzicato au violon et avec la voix parce que j’aime beaucoup la présence de la voix sans trop d’instruments et le violon en pizzicato donne beaucoup de place pour cela. Ensuite, j’ai joué d’autres instruments comme le piano, la percussion et un peu de mbira.
Tous ces instruments les as-tu appris au conservatoire ?
Non, j’ai travaillé le violon en autodidacte en essayant moi-même de tenter des choses. Par la suite, j’ai pris des cours, mais je jouais déjà à ma façon donc c’était un peu difficile de m’en défaire. Pour les autres instruments, j’ai commencé à y jouer comme je le sentais.
Je pensais que tu avais fait une école de musique. Quel est donc ton parcours académique du coup ?
Je suis allée en France pour faire une licence en gestion appliquée au business touristique et hôtelier, ensuite en Angleterre pour un master parce que j’étais très intéressée par la critique de l’art et de la société, regarder comment les structures sociétales s’expliquent et comment elles se re-traduisent, se re-manifestent dans les arts. J’ai travaillé à Savvy Contemporary, une galerie d’art contemporain à Berlin. Il y avait toujours un fond théorique dans les expositions qu’ils organisaient en lien avec les questions de genre, race, société et toutes les sections qui peuvent mouvoir les artistes et ça m’a beaucoup inspiré. J’ai voulu faire de la critique, rendre visible certaines choses qui apparaissent dans des travaux créatifs, mettre la lumière sur certains modèles. Mais la musique a été plus forte, elle était là, elle a toujours été là à frapper à ma porte.
Tu as sorti ton 2eme EP “Lingua Livre” qui aborde la question de la langue, est-ce la suite de ton précédent EP ?
Je dirais plutôt que c’est une continuité mais à travers deux projets indépendants. Sur le premier EP, j’avais commencé déjà à réfléchir sur les langues et sur les questions d’appartenance et d’identité. Sur ce nouvel EP “Lingua Livre”, je le fais avec un peu plus de profondeur et je dévoile un peu plus de mon moi intérieur.
De manière générale, pour beaucoup d’africains et de la diaspora je pense que la langue est quelque chose que l’on peut prendre de façon singulière, discuter d’identité à travers ça et autour de ça seulement. C’est pour cela que j’ai voulu mettre la lumière sur la langue à un seul endroit unique, cet EP, et lui donner le nom de Lingua Livre qui signifie la langue libre.
On entend d’ailleurs plusieurs langues dans cet EP: le français, l’anglais, le lingala, le portugais. Que racontes-tu au fil des chansons?
L’EP s’ouvre avec “Sêhoué” qui veut dire ciel en fon. C’est le morceau que j’ai choisi pour ouvrir l’album. Pour moi, le ciel c’est quelque chose d’un peu universel, commun.
Avec “Lingua Livre”, c’est l’idée que la langue doit se dévêtir, laisser tomber certains boulets et des choses limitantes. Par exemple, il peut s’agir de mots qui parlent de notre teinte de peau, de nos cheveux et qui sont utilisés de manière négative en Angola. La chanson parle de colorisme, de choses qui pèsent au corps et propose de réfléchir à la façon dont on retrouve l’explication de la lourdeur de la langue à travers l’histoire. Concrètement, il y a un vers qui dit “L’accent que je fais n’est pas un caprice, c’est la preuve que je dois prouver que j’existe sans être ma version authentique”. Il y a parfois comme cette nécessité subconsciente de devoir s’ajuster et se rapprocher de l’accent portugais, dans le but d’être entendu.e ou même pour pouvoir décrocher un travail.
Il y a aussi ce vers qui dit : “J’ai encore le doute d’exister et comment peut-il en être autrement, mes cheveux ont encore besoin d’une validation pour que je puisse rentrer dans un espace administratif.” Certains hommes, des hommes noirs surtout, lorsqu’ils décident d’avoir les cheveux en afro ou longs, ils doivent prouver qu’ils sont artistes ou donner une raison pour expliquer pourquoi ils ont les cheveux longs ! Oui cela se passe encore ici. Il y a pleins de petits mots ici pour se référer au teint de peau, le colorisme est très présent mais on n’en parle pas, on n’utilise pas le mot car c’est une question très taboue. On fait comme si ce n’était pas un problème, qu’on a des choses plus importantes à discuter alors que ce sont des choses qui ne sont pas uniquement de l’ordre de l’esthétique, c’est quelque chose que l’on retrouve dans tout le milieu professionnel. En fait, je pense que bizarrement c’est d’autant plus difficile que d’en parler quand on est sur le continent.
C’est un peu comme le mouvement des cheveux naturels, c’est plus la diaspora qui embrasse le mouvement que les gens sur le continent.
On les embrasse aussi, mais je pense que la différence se joue peut-être sur l’idée que la Diaspora aurait plus de légitimité à en parler que sur le continent, à cause de toutes les autres questions sociales et économiques que l’on a à traiter, qui seraient plus importantes. Je pense aussi que le problème porte sur le fait de hiérarchiser les priorités… Nous, on va nous dire qu’on a d’autres choses à faire, que ce n’est pas notre conversation même si l’on en a envie. Dans l’exemple du retour au cheveu naturel, il y a eu un grand mouvement ici en Angola, on pouvait voir à l’œil nu comment ce mouvement a changé de manière drastique la conversation et la manière dont on parle des cheveux naturels ici. Sauf que lorsqu’on parle de colorisme par exemple, on doit encore blaguer, s’en cacher, on ne peut pas dire ouvertement ce que l’on pense.
CREDITS : KYAMELO
De quoi parle “Ai tché do no mi” et qu’évoque son clip ?
“Ai tché do no mi” veut dire “mon âme m’a dit” en fon. En fait, c’est le groupe de mots nécessaire pour dire “intuition”. Cette chanson est une improvisation de plusieurs voix superposées dont des voix sans mots qui tentent tant bien que mal d’exprimer un ou plusieurs messages à la fois. A travers le clip, je réfléchis à la façon dont on se sert du sens de l’intuition pour traverser la vie. C’est un peu comme une boussole, des repères. Je voulais aussi réfléchir sur la façon dont on ne s’en sert pas des fois. C’est quelque chose d’assez fort, d’assez singulier et unique, un langage qui nous est propre. Je pense que des fois on en a peur ou alors on en n’est pas sûr et c’est un peu comme un muscle qui grandit avec le temps et qu’il faut prendre l’habitude d’écouter parce que très souvent il a les réponses justes. Dans le clip, on comprend un peu la façon dont ce sens essaie de se repérer, de se retrouver, d’explorer aussi. J’ai l’impression également que ce sens est à l’aise chez soi ou fleuri assez bien au milieu de la nature où il est plus libre et léger. Ce titre c’est aussi un peu mon coup de gueule sur ce que représente le fait de parler ou pas sa langue maternelle.
D’ailleurs, c’est intéressant de s’arrêter sur les traductions littérales de nos langues africaines, pour se rendre compte qu’elles en disent long sur notre manière de voir et penser le monde.
Je pense qu’on ne se rend pas assez compte de l’ampleur de la perte quand on ne parle pas nos langues maternelles ou quand on n’a pas grandi en les parlant, parce qu’en fait il y a beaucoup de significations qui nous sont invisibles, donc il y a beaucoup de choses auxquelles on n’a pas accès. Je pense qu’il est nécessaire de regarder le fait de ne pas parler sa langue maternelle dans certains espaces, comme vraiment le symptôme d’une blessure coloniale très profonde. On ne peut pas seulement regarder cela sous l’angle “c’est une langue qu’on ne nous a pas apprise, on ne la parle pas parce qu’on ne nous l’a pas transmise” mais plutôt l’histoire d’un espace qui s’est un peu engouffré dans cette narration de ce qu’est la langue officielle, qui est une langue qui a été imposée de façon historique. Les autres langues, dans ces mêmes espaces, ont pris une place très périphériques. C’est le cas pour un pays comme l’Angola. Alors même si les gens, comme les gens de la génération de mon père, parlent leur langue maternelle, il n’y a pas vraiment d’espace où ils peuvent exercer ce parler hormis dans des espaces très intimes. Or les espaces publiques prennent le dessus de ce qui est intime donc occupent beaucoup plus de place, donc il y a un réel besoin de politiser ce que c’est que de parler ou réfléchir sur les langues maternelles et quelles places elles ont de manière spécifique dans un pays comme l’Angola et de façon générale sur le continent. Et ça, c’est une conversation que déjà des écrivains comme Chinua Achebe ou Wole Soyinka avaient, quand ils devaient se rencontrer à une conférence dont j’ai oublié le nom, pour parler de littérature, et qu’ils se sont demandés dans quelle langue ils allaient parler et donc réfléchir.
Il me semble que c’est la “conférence des écrivains africains de langue anglaise”de 1962. Je m’en souviens car j’avais été marquée par “Decolonizing the mind”/ “Décoloniser l’esprit” de l’auteur kényan Ngugi wa Thiong’o, écrit en 1985. Dans ce livre, qu’il considérait comme sa lettre d’adieu à la langue anglaise, il y disait ceci : “Nous autres écrivains africains sommes au pied du mur. Une vaste tâche nous requiert : faire pour nos langues ce que Spencer, Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe, ce que tous les écrivains de l’histoire du monde enfin ont fait en relevant le défi de créer dans leur langue une littérature qui ouvre peu à peu la voie à la philosophie, aux sciences, à la technologie et à tous les champs de la créativité humaine. Écrire dans nos langues est un premier pas. Cela ne suffira pas à faire renaître nos cultures si la littérature que nous écrivons ne porte pas trace des luttes de notre peuple contre l’impérialisme;«
Pour conclure notre entretien, peux-tu me dire quel est le dernier livre qui t’a marqué?
Celui que je suis en train de lire en ce moment : “Autobiographie d’un yogi” de Paramahansa Yogananda. Ce qui m’interpelle c’est surtout l’humilité de la personne par rapport à tous ces apprentissages et la façon dont il est ouvert pour les recevoir.
Quel est le dernier clip, album ou son qui t’a marqué ?
L’album visuel “Bom Mesmo É Estar Debaixo d’Água” de Luedji Luna.
Bandcamp : https://mariagracia-latedjou.bandcamp.com/
Instagram : @latedj0u
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