Ibaaku ou « aîné » en diola, une des langues du Sénégal, est un musicien, compositeur et producteur sénégalais dont le style musical et l’identité visuelle s’imprègnent d’une esthétique très futuriste et éthérée, entre-mêlée de rythmes et codes visuels africains.
Initié très tôt à la musique grâce à des parents artistes férus de musique, qui se sont exprimés par la peinture et la photographie, Ibaaku est entouré “d’artistes qui défilaient à la maison” depuis sa plus tendre enfance. L’artiste de 37 ans aujourd’hui, déploie ses ailes sur la scène musicale depuis les années 90. À cette époque, ses antennes reliées aux contrées de l’afrofuturisme ne sont pas encore aiguisées. C’est par le biais du hip-hop et du rap sénégalais qu’il s’exprime, et ce dans plusieurs groupes. En 2015, la styliste sénégalaise Selly Raby Kane fait appel à lui pour créer la bande sonore de son défilé dont le thème est : et si les aliens envahissaient Dakar ? Le musicien crée alors plusieurs morceaux où ils fusionnent les rythmes traditionnels du Sénégal, notamment de la Casamance — région qui l’a vu grandir — à des sons plus dissonants et électroniques. De la bande son conçue pour la créatrice, Ibaaku décide d’en faire des morceaux à part entière. Dans la tournée, il réalise le clip de Djula Dance. Ce dernier est tout de suite remarqué par le patron du label ghanéen Akwaaba Music. Une année plus tard, l’album Alien Cartoon naît : un hommage à la danse Sabar et aux différents rythmes de son Sénégal natal. Ses morceaux sont un savant mélange de distorsion, de saturation et de sonorités hypnotiques.
Ibaaku, Credits : Jean-Baptiste Joire
« Pour moi, la musique est une nourriture pour l’âme et le corps. C’est un canal et un moyen de s’élever, de s’éveiller et de s’évader, c’est une arme aussi selon les contextes. »
Tout d’abord, Ibaaku c’est un pseudonyme ou ton nom ?
Ibaaku : Non, c’est bien mon vrai nom. Chez les Diola, ca veut dire « l’aîné ». En amharique, en Ethiopie, c’est une formule de politesse qui veut dire « s’il vous plaît ». Au Congo, il signifie « trébucher ». En kikongo, cela veut dire « création ». À chaque fois que je vais en Afrique, je découvre une nouvelle signification.
Comment t’es venu l’envie de faire de la musique ?
J’ai commencé à apprendre le clavier et la clarinette au début des années 90, c’était aussi le début du hip-hop au Sénégal et ça s’est fait naturellement. En 93-94, j’ai commencé à apprendre à jouer et c’était dans une ville où j’étais pris sous l’aile d’un groupe à Kies au Sénégal, le groupe Waf Lunch, ça m’a permis de mieux connaître l’univers du hip-hop. Ils avaient créé un message qui s’appelait la génération Boul Falé qui veut dire « tu t’en fous, fais ce que tu as à faire ». Et ils avaient un message très engagé et très valorisant par rapport à l’histoire de l’Afrique noire, la situation sociale des jeunes qui étaient un peu perdus, le chômage qui explosait au Sénégal…
À quel moment t’es-tu mis à la musique assistée par ordinateur ?
C’est tout un cheminement. Au début, je jouais de la variété et plusieurs styles différents, j’étais un peu claviériste ensuite j’ai commencé à m’intéresser au hip-hop. J’ai commencé à écrire mes propres paroles grâce à des personnes comme MC Solaar, BBS bien-sûr. Je me suis intéressé à l’écriture, au côté musical du hip-hop et j’ai fait mes propres expériences de cette manière. Vers la fin des années 90, j’ai vécu un an au Mali. Puis en 2000, je suis revenu à Dakar et j’ai participé à la fondation d’un collectif de MC, LZ3 “Lyrical Zone 3” lancé en 2001. C’était un collectif assez panafricain qui réunissait une dizaine de nationalités dont le Gabon, le Nigeria, Bénin, Cap Vert, le Cambodge, la France. Il s’agissait de différents étudiants qui avaient pour points communs le hip-hop en français. Vu qu’on venait de différents pays africains, la langue française était ce qui nous liait. C’est comme ça que j’ai rencontré dans ce collectif une personne qui faisait de la musique sur ordinateur. Je l’ai vu programmé la musique sur son ordinateur et ça m’a scotché. Je me suis dit, « il faut que je fasse ça » et j’ai commencé à apprendre sur un logiciel. J’ai fait mon premier son sur un jeu vidéo (rires). À chaque cycle, j’apprends de nouvelles choses et je n’utilise jamais le même logiciel — Ableton, Fruity Loops, etc. C’est une école permanente.
Tu as cet univers que l’on pourrait qualifier d’afrofuturiste. Qu’est-ce que l’afrofuturisme de nos jours ?
C’est une fierté et une responsabilité, car lorsqu’on parle d’afrofuturisme, ça m’interpelle. Parler d’afrofuturisme, c’est toute une question sur le continent, l’avenir du peuple afro, de l’Homme tout court vu qu’on vient tous d’Afrique. Et comment cette réflexion s’articule par les arts, la politique, l’environnement. Pour moi, c’est cette réflexion : se poser des questions, questionner la conscience. En tant qu’artiste et africain, on essaye de se demander quelles sont les solutions qu’on propose. On a beaucoup de choses à apporter, pas seulement les artistes mais aussi les intellectuel·les au niveau de ce que pourrait être l’Afrique. Chacun a une pierre à apporter à cet édifice et c’est une pyramide qu’on construit. Le mouvement a évolué et il continue d’évoluer. Aujourd’hui, même si je n’aime pas les cataloguer, ce sont des grands artistes comme Sun Ra qui m’ont inspiré. Ou encore un Keziah Jones, qui lui aussi a fait un album dit « futuriste ».
Ibaaku, Credits : Jean-Baptiste Joire
« Parler d’afrofuturisme, c’est toute une question sur le continent, l’avenir du peuple afro, de l’Homme tout court vu qu’on vient tous d’Afrique. Et comment cette réflexion s’articule par les arts, la politique, l’environnement. »
En parlant d’inspiration, quelles sont tes influences musicales ?
J’ai grandi avec beaucoup de musique. Mon père était un fan de jazz et de musique afro bien-sûr. Ma mère elle, c’était tout ce qui était soul music, variété française, reggae, zouk. Et Dakar est un gros carrefour dont on reçoit des influences musicales de partout avec les différentes nationalités qui y vivent. Je pense que mes influences majeures sont le jazz et le hip-hop. Ce sont les musiques que j’écoute le plus.
Donc le jazz et le hip-hop sont le ciment, mais comment un album comme Alien Cartoon voit le jour ?
Ce sont les rencontres avec Selly Raby Kane. Une styliste super talentueuse qui fait bouger Dakar. On s’est rencontrés à l’époque grâce au collectif Les Petites Pierres. Un collectif très actif qui mettait en place des spectacles pluridisciplinaires au niveau de la vie et de l’occupation des espaces. On a travaillé sur ses collections et moi, je travaillais sur la musique de ses créations. Le projet Alien Cartoon m’a permis d’explorer d’autres sentiers. On a échangé sur nos différents univers pour établir un travail cohérent. Et quand on a fait ses défilés-performances, on a travaillé sur cette musique. Il y a eu un bon accueil et on s’est dit pourquoi ne pas sortir cette bande-son comme suite de la collection. Pendant le défilé, je mixais mais j’avais fait la musique deux mois auparavant. Et c’était vraiment du sur-mesure pour sa collection. On a d’abord sorti Djoula Dance.
Après tu as sorti le clip Young Thong. Pourquoi avoir choisi de faire des clips avec cet univers ?
C’était déjà bien complet, quand je travaille sur un long projet c’est déjà bien préparé c’est comme un film où tu racontes une histoire. L’histoire se passait dans une ville africaine envahie par les aliens. On a donc imaginé tout un univers autour de ça, quelle langue ça pourrait être, les vêtements, la musique. Et donc pour produire l’album et le jouer sur scène, j’ai créé un personnage dans cette ville qui est le mien et qui a son histoire. Ibaaku est un hybride qui est dans une ville, ses parents sont un humain et une alien, qui est venue sur terre en éclaireuse et qui tombe amoureuse de cet humain. Mon personnage se campe comme ça dans cette ville. Et quand il y a une invasion, vu que je suis hybride, je ressens certaines choses que les humain·es ne peuvent pas ressentir. Je suis comme un pont entre ces deux entités à travers ma musique. Voilà pourquoi chaque vidéo de ce projet raconte une partie de mon histoire. Dans la première vidéo, on voit un couple de danseurs qui se rencontrent dans un endroit qu’on ne peut facilement identifier… Le cosmos ou autre chose… Et on voit mon personnage découvrir la modernité de la Terre, on le voit renaître. Il y a différents tableaux par rapport aux thèmes que je traite dans l’album et dans l’histoire.
Ibaaku, Credits : Jean-Baptiste Joire
Comment Alien Cartoon a été reçu au Sénégal ?
C’est très spécial au Sénégal car j’ai beaucoup produit pour du rap et j’ai eu un mélange électro. Et là-bas, il n’ y a pas de scène électro ou alternative. C’est quelque chose de très nouveau mais l’accueil est vraiment agréable. Ils adhèrent à la musique. Ça leur parle parce que j’ai popularisé des musiques du terroir (la danse Sabar), c’est nouveau donc ça attire les gens. Je suis passé par d’autres expériences musicales qui ont permis aux gens de suivre ce que je fais et ils ont envie de découvrir de nouvelles choses.
Peut-on espérer un Alien Cartoon 2 ?
Oui… On verra bien. Pour moi, la musique est une nourriture pour l’âme et le corps. C’est un canal et un moyen de s’élever, de s’éveiller et de s’évader, c’est une arme aussi selon les contextes. Ça a aussi un côté sacré que j’aime bien. Ce n’est pas juste du divertissement, c’est un échange d’énergie et de vécu. Une communication. Elle est un canal pour faire véhiculer beaucoup de messages. La musique c’est indispensable, la musique c’est l’eau (rires).
La musique, une arme ?
Elle sera toujours une arme. Avec tous les bouleversements qu’il y a en ce moment… La musique est une arme de déconstruction massive.
Est-ce que le musicien doit endosser un rôle ou est-il juste là pour insuffler de l’émotion dans ses musiques, en laissant aux gens libre interprétation de cette énergie ?
Je pense que c’est les deux et ça dépend de la personne. Que tu le veuilles ou pas, la musique joue ce rôle là. Il y a une intention à la base. Je suis passé à un univers beaucoup plus lyrique à un univers beaucoup plus instrumental. Il y a toujours un message sous-jacent. Quand je me risque à faire certains mélanges musicaux, c’est pour sortir de ma zone de confort. J’ai un parcours de caméléon, mais je prends ce rôle très au sérieux car il y a cet aspect sacré. La musique est l’arme du futur, c’est comme si je disposais d’un pouvoir. Et quand tu as le pouvoir, que fais-tu de ce pouvoir ? À un moment donné, il faut se prendre au sérieux.
Alors trois mots pour te décrire :
Jazzy – Hybride – Humain (génie de la part de Julie, sa manager ndrl)
Trois mots pour décrire le monde :
Fou – Beau – Vilain à la fois.
Trois mots pour décrire ton art
Expérimental – Cru- Évolutif.
Tes maîtres à penser :
Jo Wakam, l’art en général, philosophe et écrivain, Max Davis et De Julia Arose.
Une œuvre qui a marqué ou bouleversé ta vie :
L’album de Quincy Jones, Back on the block, début des années 90. C’est un album qui était compilé dans un autre album. Il m’avait fait voir la musique sous un autre angle.
Instagram : @Ibaaku
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