
YENKYI TAXI OU QUAND LA MUSIQUE AFRO INFLUENCE LA MUSIQUE DE CLUB EN EUROPE
PAR APHÉLANDRA SIASSIA
18 MARS 2019
Dans le documentaire Yenkyi Taxi, le graphiste et producteur Mike « Michele » met en lumière une nouvelle scène musicale africaine actrice du renouvellement de la musique de club européenne.
Sorti au printemps 2018, le documentaire Yenkyi Taxi, écrit et réalisé par Mike « Michele », fondateur du collectif Crudo Volta, et Tommaso Cassinis, retrace le parcours du producteur et dj anglo-ghanéen Hagan, dans sa conquête de la musique traditionnelle ghanéene. Prenant les contours d’un parcours initiatique, le film suit Hagan, de son départ de Londres, où il a grandi, jusqu’aux studios d’enregistrement d’Accra où il part à la rencontre de nombreux producteurs comme Gafacci.
Ici, l’accent est mis sur la force de la multiculturalité dans les productions musicales actuelles et sur la place, de plus en plus importante, des rythmiques et sonorités africaines dans le développement des musiques de club européennes. De cette façon, Michele célèbre d’une part les talents de la jeune scène africaine émergente et leur héritage, tout en restant dans une démarche esthétique et didactique. Rencontre.
« C’est très intéressant et satisfaisant d’observer comment la jeunesse africaine contribue silencieusement au changement de la conscience collective et du langage émotionnel de l’Europe vis-à-vis de la musique. »
Commençons par les présentations. Qui es tu ? D’où viens tu ? Et que fais tu ?
Je m’appelle Michele, j’ai 37 ans et je suis le fondateur du collectif Crudo Volta. Ce collectif est un savant mélange entre mes différentes pratiques, le design, l’image et le son. Je suis né au Bénin, j’ai grandi à Rome et je me suis installé à Londres il y a 20 ans car je voulais forger ma culture musicale et amplifier mes connaissances en termes de musique urbaine.
Revenons sur ton parcours jusqu’à l’élaboration de ce projet ?
J’ai été dj et producteur en Italie pendant 10 ans mais je n’étais pas tout à fait satisfait car je devais systématiquement me référer à une culture afro-américaine ou afro-caribéenne pour trouver une couleur musicale plus ou moins en accord avec mon identité. Il y a 10 ou même 20 ans, quand tu étais un enfant avec des racines africaines ayant grandi en Europe, c’était compliqué de trouver une inspiration musicale ou de s’appuyer sur des références contemporaines à même de nous influencer, nous jeunes musiciens. Et je pense que ça vient du fait que la production et l’exportation de la musique africaine étaient aux mains de personnes non africaines. J’ai toujours détesté le terme “world music” et en même temps, il était très difficile d’appréhender la musique de mes oncles et tantes, ça me paraissait vraiment très loin de moi; que ça soit aussi bien sur le plan géographique, culturel qu’esthétique. Il y a trois ans quand j’ai terminé mes études en communication visuelle, j’ai pris conscience que je voulais aborder et rendre compte de l’actualité musicale africaine de manière plus concrète. Je voulais m’éloigner des simples charts, des vidéos et des danses. Je voulais trouver une passerelle pour raconter cette scène, faire comprendre aux auditeurs sa complexité et celle de la culture africaine aujourd’hui. Internet joue un rôle paradoxal… D’un côté, il facilite la diffusion de la musique actuelle des pays de l’hémisphère sud à une vitesse qui ne permet pas de conserver les codes et le contexte socio-culturel dans lequel elles ont été créées. Et en même temps, Internet permet de faire exister des plateformes comme Crudo Volta qui essaye de rétablir un certain équilibre dans tout ça en expliquant la démarche, le contexte de production et en donnant ainsi une nouvelle signification aux fichiers téléchargés. C’est une nouvelle économie, avec de nouvelles dynamiques et de nouveaux besoins.
Peux-tu nous parler de ta collaboration avec Tommaso Cassinis ?
Tommaso est avant tout un ami. Quand il travaille avec le collectif Crudo Volta, il est capable de traduire visuellement mes réflexions et mon approche esthétique. Il apporte son savoir-faire en production vidéo et il nous aide ainsi à obtenir le meilleur quand on filme des scènes. Ça peut être assez compliqué car il essaye tout au long du tournage de capter ce que je veux retranscrire et transmettre. Ce fut un joli travail d’apprentissage pour lui car avant le voyage il ne connaissait pas grand chose à la scène musicale, et je pense que ça a été utile. Nous sommes très différents et je pense que nos deux visions ont pu apporter un certain équilibre dans le documentaire.
« J’ai également compris que malgré toutes ces années passées en Europe, je n’ai jamais cessé d’être un enfant africain. La connexion spirituelle est très intense. »
Comment le projet Yenkyi Taxi a t-il commencé ?
J’ai découvert le travail d’Hagan grâce à un ami en commun, Nan Kolè, qui dirige un label axé sur le Gqom, un style musical né dans les bas quartiers de Durban il y a près de 10 ans. Hagan était l’une de ses anciennes découvertes. L’idée de faire un documentaire est venue pendant l’enregistrement d’une émission radio que j’animais avec Nan Kolè. Hagan était invité à ce show et nous nous sommes mis à réfléchir à son processus de création et à comment ses origines ghanéennes rentraient en jeu dans sa musique. Hagan a parlé du fait qu’il voulait partir au Ghana pour fêter l’anniversaire de sa grand-mère, j’ai saisi cette occasion pour dédier un chapitre au Ghana d’aujourd’hui. En 2016, nous avons pris un peu de temps après avoir réalisé Woza Taxi, notre premier documentaire axé sur la musique Gqom. Il ne m’a pas vraiment pris au sérieux au début parce que j’ai dit ça sous le ton de la plaisanterie mais ça a fini par marcher. Je suis comme ça. J’aime les imprévus.
Le documentaire prend les contours d’un parcours initiatique où Hagan retourne au Ghana pour capter l’essence de la musique ghanéenne. Pour toi, la musique est le meilleur moyen de célébrer le multiculturalisme et la double culture ?
Je pense que la musique permet de mettre en perspective des problématiques complexes grâce aux émotions qu’elle peut susciter. Elle peut également résumer ou rendre compte d’un contexte historique particulier. Les technologies, les idées, les thématiques explorées et les choix esthétiques sont les reflets d’un contexte, d’une époque. Donc si je reviens sur ta question, la musique permet de traiter de multiculturalisme d’une manière particulière, que seul ce médium peut retranscrire. Ça vient de son caractère universel. Mais l’expérience artistique dépend nécessairement du bagage intellectuel et émotionnel de l’auditeur. De nombreuses réactions peuvent survenir, qui parfois dépasse la volonté de l’auteur. Comme tu as pu le constater, Crudo Volta s’intéresse spécifiquement à la jeune scène musicale pour deux raisons. Un : la culture de la jeunesse fait émerger des idées qui seront les codes, la norme de demain. Deux : la jeunesse remet en cause la fausse hypothèse selon laquelle l’Afrique avance lentement voire pas du tout.
C’est une manière pour les médias mainstream et les personnes non concernées de nous détourner des problématiques réelles et des véritables causes pour lesquelles l’Afrique reste toujours à l’arrière. Dans le documentaire, on découvre des africains créatifs, cultivés, capables de retranscrire l’état de la création dans leur pays. Malheureusement, nous n’avons pas rencontré de femmes à même de faire part du contexte artistique ou de leur pratique pour des tas de raisons que j’essaye de résoudre.
Penses-tu que Hagan rentre dans une logique de réactualisation de la musique traditionnelle ghanéenne ?
Je ne pense pas que Hagan réactualise la musique ghanéenne traditionnelle. Ce qui est réactualisé, c’est la musique de club européenne. Hagan montre à quel point la musique européenne est en train de changer en mélangeant la musique occidentale à la musique traditionnelle ouest-africaine, une musique à même d’offrir des possibilités rythmiques et des variables étonnantes. Il nous montre qu’il est possible de combiner deux approches différentes pour en faire une seule et même chose. Quand le meilleur de deux approches culturelles sont associées de façon cohérente, ces deux entités peuvent être sublimées.
Comment avez-vous rencontré les différents musiciens du film ?
Tous les musiciens ont été choisis par Hagan lui-même. Je voulais juste que Gafacci intervienne au début car en termes d’innovation musicale, il est l’un des producteurs ghanéens les plus à même de travailler dans différents univers. Malheureusement, ce n’est pas un producteur très accessible. Je pense qu’il pense la même chose. Il devrait avoir une plus grande considération, il devrait davantage être mis en lumière. Les RP joue un rôle terrible et nous en sommes conscients. Néanmoins, chez Crudo Volta, on ne privilégie pas la célébrité. On privilégie les compétences et l’authenticité. On est très heureux de travailler dans l’ombre, avec des artistes ayant des personnalités incroyables. Comme dans la musique, nous sommes excités de créer ce son que peu de personnes connaissent, tout en intégrant des sons plus mainstream.
Comme tu as pu le souligner précédemment, on voit émerger depuis quelques années une scène musicale mixant rythmes afro et beat électro en Europe. Selon toi, pourquoi un tel élan ? Est-ce juste une tendance ?
Je ne pense pas que ça soit une tendance je pense que c’est simplement le reflet du changement de visage de la société européenne. Avec l’essor du Ndombolo et du coupé décalé dans les clubs parisiens il y a 20 ans, cette spirale culturelle ne s’est jamais vraiment arrêtée. Ça fait bien longtemps que les parents ne s’enjaillent plus sur le Makossa ou le Zouk lors des soirées dans la communauté et ça fait bien longtemps que les DJs ne mettent plus du Magic System pour créer une ambiance exotique dans la soirée. Il y a eu une prise de conscience chez les afro-descendants vivant en Europe. Ils sont fiers de leur origine et heureux d’explorer leur identité avec plus de liberté et de créativité. Cette fierté inspire aussi les artistes européens à explorer cette culture. Parfois de façon respectueuse, parfois non. Je pense notamment à Ed Sheeran qui a surplombé les classements musicaux avec une chanson influencée par la musique ouest-africaine. Il y a 40 ans, ça aurait pu être un beat de reggae ou de R&B. Et cela est dû au talent et à la résilience des artistes africains. C’est très intéressant et satisfaisant d’observer comment la jeunesse africaine contribue silencieusement au changement de la conscience collective et du langage émotionnel de l’Europe vis à vis de la musique. Notre objectif est de documenter et archiver ce bouleversement culturel.
Ce film a une esthétique très marquée. C’était ta volonté ?
Toute la partie visuelle vient essentiellement de moi. Mais Tommaso a fait un incroyable travaille de captation et a fait en sorte que la sensation photographique soit correcte. Il a aussi intégré ses idées tout en respectant ma direction et ma ligne esthétique et je ne le remercierai jamais assez pour ça. On a une réelle complicité artistique et c’est inestimable. Je pense que nos documentaires ont un réel impact visuel parce qu’ils sont conçus par un graphiste et un vidéaste. Nous essayons d’apporter une force esthétique et intellectuelle à nos images et nous sommes très heureux quand les spectateurs remarquent et apprécient cela. Il y a encore beaucoup de travail mais on espère être sur la bonne voie.
Qu’est-ce que tu appris avec ce film et surtout avec ce voyage ?
J’ai appris l’importance de la tradition, son utilité. J’ai compris que respecter un héritage n’est pas nécessairement faire preuve de conservatisme. J’ai également compris que malgré toutes ces années passées en Europe, je n’ai jamais cessé d’être un enfant africain. La connexion spirituelle est très intense.
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