
LE LUXE EN AFRIQUE, ENTRE FANTASMES ET REALITES
PAR CHAYET CHIENIN
28 OCTOBRE 2019
Alors que l’Afrique est de plus en plus courtisée et que les promesses de croissance et d’expansion se font entendre, il existe un secteur qui fait l’objet de tous les fantasmes et attise un intérêt croissant : le luxe.
Avec un secteur du luxe en Afrique qui aurait généré 6,1 milliards de dollars en 2018 selon le dernier rapport du cabinet New World Wealth, l’Afrique serait en passe de devenir le nouveau continent du luxe. Avec sa plateforme Luxury Connect Africa, Uche Pezard réalise chaque année une conférence annuelle, durant la fashion week parisienne, pour rassembler les acteurs clés du domaine. Née au Nigéria et vivant en France depuis de nombreuses années, Uche Pezard met ses compétences à profit pour aider au rayonnement des marques de luxe africaines à l’international ainsi que le développement des marques internationales en Afrique. Experte et consultante aguerrie dans le secteur du luxe depuis plus de 15 ans, Uche Pezard nous livre, sans langue de bois, son analyse du luxe en Afrique en termes de marchés et de challenges.
Uche Pezard au centre avec les créateurs / Crédits : Luxury Connect Africa
« 90% de la consommation du luxe fait par des Nigérians qui vivent au Nigéria est faite à l’extérieur du Nigéria. Ils dépensent beaucoup d’argent à Dubaï, Londres, Paris. »
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots?
Je m’appelle Uche Pezard, je suis la fondatrice du Luxury Connect Africa (LCA). J’ai 15 ans de métier dans le luxe. Je dirige une société internationale basée à Paris et Londres dans laquelle on travaille avec une cinquantaine de pays dans le développement du luxe sur le marché international. Durant ma carrière je n’ai pas eu l’occasion de mettre l’Afrique en lumière au travers de mon métier parce que l’Afrique n’était pas prête, parce que les gens pensaient que l’Afrique n’était pas prête et parce que le monde du luxe n’était pas prêt non plus. Nous n’avions pas encore l’éco-système nécessaire pour faire ce genre de manifestation/exposition qu’est Luxury Connect Africa. Donc nous avons pris le temps. Le chemin qui nous a conduit jusqu’à LCA se compte en année, petit à petit nous avons lancé des initiatives telles que des conférences, séminaires, workshops à la fois au niveau des maisons de luxe et au niveau de l’Afrique via des marques et créateurs. Finalement, en 2017 je me suis dit que tout le monde était prêt et c’est là que nous avons lancé LCA, qui est la première plateforme au monde qui met le luxe et l’Afrique sur le même podium.
Dans la presse, lorsque l’on parle de luxe en Afrique, on évoque souvent toutes ces marques de luxes occidentales qui viennent s’installer en Afrique. Pourtant, il existe des marques de luxe africaines basées sur le continent qui arrivent à s’exporter tout en créant un marché local. Au final c’est quoi le luxe en Afrique?
C’est une très bonne question. Pour nous, le luxe en Afrique a trois dimensions. La première dimension est centrée sur la consommation. La deuxième dimension est le luxe qui sort de l’Afrique et qui, pour nous doit passer par les marques. C’est un point très important. A vrai dire, nous ne travaillons pas avec les créateurs mais uniquement avec des marques. Je reçois énormément de propositions de créateurs et de gens qui ont beaucoup de talents etc… mais pour moi ce ne sont pas des marques parce qu’une marque crée de la valeur et le créateur fait parti de l’univers de la marque. Au début on était très étonnés parce que c’est un concept pour nous qui est très basique mais qui n’était pas ancré dans l’esprit des créatifs africains. Nous sommes extrêmement exigeants sur nos critères de sélection des marques parce qu’on les accompagne sur le développement. Nous avons un comité de sélection qui a analysé plus de 500 marques et pourtant nous n’en avons même pas choisi 20 en tout parce beaucoup ne sont pas encore prêtes. Mais çà va venir, on reste assez optimistes.
Enfin, la 3ème dimension c’est le luxe déjà en Afrique. Le marché du luxe en Afrique a d’abord été consolidé au travers du tourisme via des hôtels de luxe, des grands safaris haut de gamme notamment au Kenya, en Afrique du Sud, Tanzanie. Donc la culture du service du luxe est déjà existante en Afrique mais pas partout et pas au même niveau. Dans la mode et la beauté en particulier, le luxe sur le continent commence à s’installer au travers des marques comme Tiffany Amber, Imane Ayissi ou encore Maxhosa Laduma, trois créateurs avec lesquelles nous travaillons. Dans la beauté, vous avez par exemple R and R Luxury, qui est un exemple d’une marque de luxe ancrée dans le patrimoine de l’Afrique et qui fait partie également de ce mouvement du luxe présent sur place en Afrique.
Imane Ayissi & Uche Pezard / Crédits : Luxury Connect Africa
« Les maisons de luxe investissent aujourd’hui pour demain car elles savent qu’il y’a un potentiel dans quelques années qui apportera du fruit. »
Quelles sont les grandes difficultés pour les marques de luxe africaines ?
Pour nous qui voyons le métier de manière globale, il y’a énormément de challenges. La première chose, c’est le manque d’éducation et de formation dans le luxe. La notion du luxe en Afrique en tant que métier est nouvelle, par contre en tant que patrimoine non car il y a le savoir-faire très ancien que l’on doit exploiter et amener avec nous vers le reste du monde. Donc c’est là que réside la difficulté parce que les spécificités du luxe en tant que métier moderne aujourd’hui centré sur l’innovation, la production, le branding, marketing et le visual voice (communiquer à travers des visuels sans mots etc..) nous n’en sommes qu’au début. Sans éducation on ne peut pas aller très loin, c’est pour cela qu’on forme pendant un an toutes les marques que l’on sélectionne avant de les faire venir à Paris. Pour être concurrentiel avec des marques comme Dior, YSL, il faut être au niveau et cela nécessite énormément d’investissement. Depuis que nous avons commencé nous avons sélectionné uniquement 13 marques pour venir à paris et se présenter à côté d’autres marques de luxes européennes.
Quels sont les chiffres du marché de la consommation du luxe en Afrique ?
Le marché de la consommation du luxe en Afrique représente moins de 1% du marché du luxe international. Pour mettre cela en contexte : les ventes de produits de luxe sur le continent (c’est-à-dire 54 pays en Afrique) par toutes les marques existantes représentent moins de 20% des ventes juste de la ville de New York. Donc quand on voit cela dans ce contexte on comprend que tous les marchés du luxe en Afrique n’en sont qu’au début et je ne parle que de la consommation en tant que telle sur le continent. Cela ne veut pas dire que l’Afrique n’est pas une priorité mais le niveau de la consommation aujourd’hui ne justifie pas le niveau d’investissement que les Africains attendent du luxe aujourd’hui. Par contre, les maisons de luxe investissent aujourd’hui pour demain car elles savent qu’il y’a un potentiel dans quelques années qui apportera du fruit.
D’ailleurs, les grands décideurs internationaux s’intéressent de plus en plus aux habitudes de consommations des High Net Value Individuals (HNVI) des nigérians, l’indicateur des ultra riches (ceux détenant un patrimoine supérieur à 1 million de dollars). Qu’en est-il de la consommation du luxe sur le marché nigérian ?
90% de la consommation du luxe fait par des Nigérians qui vivent au Nigéria est faite à l’extérieur du Nigéria. Ils dépensent beaucoup d’argent à Dubaï, Londres, Paris. Donc lorsque l’on parle des clients nigérians du luxe il faut préciser le contexte. Bien sûr, sur place, le marché se développe mais si la consommation ne se situe qu’entre 8 et 10% sur place, une grande partie du CA des dépenses se fait ailleurs et pas sur place, c’est une autre problématique. Oui les maisons de luxe s’intéressent aux clients nigérians mais après il faut savoir jusqu’où l’on peut aller avec cet intérêt parce que si la consommation n’est pas consolidée et centrée sur un marché spécifique et est trop dispersée c’est difficile à suivre.
On a coutume d’entendre parler d’un marché du luxe en Afrique, le terme vous semble-t-il correct ou est-ce un abus de langage ?
Déjà, je vois plusieurs marchés du luxe en Afrique et non un seul marché. L’Afrique est un continent de 54 pays à l’intérieur duquel il existe plusieurs marchés. Au Nigéria par exemple, il y’a au moins 8 marchés du luxe différents qui représentent plusieurs caractéristiques différentes. Les cibles des clients c’est une chose mais les marchés et le développement des marchés en est une autre. Quand on parle par catégorie de produits par exemple, la croissance dans le marché de la beauté n’est pas la même que la mode. La croissance dans l’hôtellerie n’est pas la même comparée au champagne par exemple, on ne peut pas parler du marché du luxe dans une globalité il faut pouvoir préciser au niveau de chaque marché. Lorsque l’on développe des stratégies de développement de marque du champagne en Afrique c’est pas pareil, le client peut être le même mais sa consommation différente. Donc il y a des catégories de produits à prendre en compte qui ont un impact sur le développement de chaque marché.
Les créations Maxhosa by Laduma / Crédits : Luxury Connect Africa
Si l’on prend 2 pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud, quels sont les marchés principaux dans le luxe ?
Le premier marché du luxe au Nigéria c’est le champagne, ensuite la beauté et pour finir la mode. Pour l’Afrique du Sud, cela dépend de la perspective dans laquelle on se place : parle-t-on de la consommation des Sud Africains ou celle des étrangers ? Parce que l’Afrique du Sud a un secteur du tourisme très développé qui attire beaucoup d’étrangers. Donc l’hôtellerie de luxe est porté par ce tourisme. Pour la consommation des Sud Africains sur place c’est très étonnant, eux c’est l’ameublement de la maison et la décoration d’intérieur (Home Fashion) qui est le premier poste de dépense avant la beauté et la mode. C’est pour cela qu’une marque telle que Maxhosa Laduma a lancé une ligne d’objets de décoration pour la maison comme des tapis, des coussins etc.. car c’est un secteur très développé en Afrique du Sud. A contrario, ce secteur n’intéresse que très peu de personnes au Nigéria, les clients ne dépensent pas énormément pour leur maison mais d’avantage pour la beauté. Au Nigéria, les gens fortunés achètent beaucoup de jet privés alors qu’en Afrique du Sud ils achètent des voitures de luxe. L’Afrique du Sud a les secteurs du vin et spiritueux et la gastronomie qui sont très développés. En clair, chaque pays ou chaque marché a des spécificités particulières.
Maxhosa Laduma est le nouvel étendard de ce nouveau luxe made in Africa, avec un véritable succès international. Selon vous, quelles sont les clés du succès de cette marque?
Il y’a une phrase en anglais qui dit “Success is predictable and failure is also predictable” et c’est vrai. Laduma a réuni plusieurs ingrédients qui faisaient en sorte que l’on pouvait déjà prédire son succès. J’ai rencontré Laduma il y’a 7 ans et le premier jour j’ai su qu’il aurait beaucoup de succès parce qu’il a le talent. Pourtant, il y’a des milliers de gens qui ont du talent donc cela ne s’arrête pas là. Lui, il a une vision qui est sur le long terme et çà on ne le trouve pas beaucoup parce que les Africains, sans être généraliste et je parle en termes de sociétés, il y a tellement de challenge au quotidien qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir, s’organiser, planifier, développer, exécuter et de voir loin. L’esprit des créatifs africains est occupé car ils ont des soucis à régler au quotidien. Laduma fait parti de ces gens rares qui sait où il va, ce qu’il faut faire et qui a également l’ensemble de la vision, talent et authenticité. Maxhosa Laduma c’est avant tout une marque basée sur la coutume Xhosa d’Afrique du Sud. Quand on parle des maisons de luxe françaises et italiennes qui ont des codes dans leur ADN, des éléments qui pour nous sont des “Non compromising values”, Laduma fait parti des gens qui ont compris çà et il reste authentique à travers plusieurs produits et collections. Ce n’est pas évident et facile mais c’est facile si l’on sait et lui, il SAIT.
Vous venez de le dire : le luxe c’est des codes. On connaÎt les codes du luxe occidental et même ceux du Moyen Orient. Pensez-vous que l’Afrique aura également ses propres codes du luxe ?
On m’a demandé il y’a peu “mais c’est quoi le style africain ?” ma réponse c’est qu’il n’y en a pas ! Ma réponse à votre question est la suivante : en Afrique il y a plus de 4 000 coutumes et c’est ce patrimoine culturel qui doit être mis en valeur. Il faut être à ce niveau de profondeur. La marque de Laduma est connue dans beaucoup d’endroits dans le monde parce qu’il a su apporter la connaissance de la coutume Xhosa à des milliers de gens qui n’ont jamais entendu ces mots et l’ont découvert à travers la marque et c’est ce que l’on doit faire. C’est ce type de présentation qui fait que l’on peut imaginer sortir des styles cohérents ou codes que l’on pourrait associer à l’Afrique.
Cela passe donc par une réelle authenticité et un enracinement profond.
Exactement, on ne peut pas construire une maison sans fondations.
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