
BALOJI, LE FUNAMBULE DU RAP ET DE LA RUMBA CONGOLAISE
PAR APHELANDRA SIASSIA
06 NOVEMBRE 2018
Artiste protéiforme, Baloji fait figure d’exception dans le milieu du rap belge tant son travail semble traverser par mille et une références, glanées au fil du temps. Avec son troisième opus « 137 Avenue Kaniama » sorti en mars dernier, le « kongaulois » repousse les limites du genre en offrant un album fleuve, conçu en un bloc, faisant le pont entre hip hop et rumba congolaise.
« Pourquoi tu ne te laisses pas aimer, pourquoi tu reprends ce qu’on te donnes ? » déclame une voix suave, féminine à la fin du morceau Bleu de Nuit/ peau de chagrin. Une phrase laissant en suspens cette ode au « désir impatient » figurant dans le dernier album de Baloji. « 137 Avenue Kaniama » est une route ponctuée d’énigmes, de temps d’arrêts, de références arrachées à l’histoire du chanteur mais pouvant faire valeur de récit universel. Car l’artiste sorcier ne s’inscrit pas seulement dans une approche cathartique. Il cherche, par delà l’intime, à toucher le plus grand nombre.
Le belgo-congolais de 39 ans fait ses premières armes dans un groupe de rap, Starflam, qu’il intègre à la fin de l’adolescence alors qu’il s’évertue à parfaire sa plume de jeune poète. Alors que la formation connait un succès grandissant, Baloji décide de s’en écarter en 2004, période correspondant au retour de sa mère dans sa vie. Pendant quatre ans, il disparaît des radars pour se consacrer à l’élaboration d’un premier projet solo, « Hôtel Impala ». Album éminemment personnel, Baloji y dévoile l’éventail de ses capacités textuelles et musicales, oscillant entre une soul piquante et un flow hip hop puissamment calibré. Deux ans plus tard, il revient avec « Kinshasa Succursale », enregistré en six jours au Congo entouré de grandes figures de la musique zaïroise tel que le groupe Konono n°1. Plébiscité par la critique Outre-Atlantique et Outre-Manche, cet opus ne fera que confirmer l’assise et l’originalité du chanteur dans le paysage musical belge.
À l’occasion de la projection de trois de ces courts métrage à Paris, l’artiste nous a accordé un entretien.
Credits : Kristin-Lee Moolman
« Je porte une lecture de la musique africaine qui est trop exigeante par rapport à la manière dont on veut la percevoir, avec ce côté exotisant qui rassure les gens. »
Qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu ?
Baloji. Baloji Tshiani, né le 10 septembre 1979. Je suis du Congo RDC, je vis en Belgique et je me considère comme poète. Je produis ma musique et je réalise mon image. Je me suis rendu compte que j’avais une page wikipedia… Je ne sais pas qui l’a faite…
Revenons sur ton parcours, une vie marquée par l’arrachement à ta mère, ton adolescence en Belgique ramené par ton père et une adolescence remplie de péripéties…
Beaucoup de choses et en même temps un parcours très simple, une structure monoparentale, séparé de ma mère à la petite enfance mais je ne l’ai pas vu comme un trauma à l’époque. Je ne l’ai jamais vu comme un traumatisme fondateur de ma création. C’est juste à un moment, tu prends conscience, à un moment tu te poses des questions, tu reconnectes avec ta mère. Après je pense que ça devient une thématique intéressante à développer au service de l’art et non au service d’une thérapie personnelle. C’est assez essentiel, je n’ai pas du tout envie de me poser en victime. Je suis plutôt un artiste privilégié dans le sens où je peux aboutir à des projets concluants, exigeants, ou au moins qui existent. Je me considère vraiment comme un privilégié, de pouvoir être artiste, de pouvoir faire l’album que je veux sans la moindre concession, d’avoir cette liberté de ton. Mais c’est aussi lié au fait de ne pas avoir la pression. Je lisais tout à l’heure une interview de Christine and The Queens qui disait que c’était difficile de revenir après un tube, alors que lorsque personne ne te calcule, tu le fais juste pour toi et donc tu as le champ des possibles. Tu te fais plaisir, mais du coup les gens essayent de ramener ça à des choses installées ou remettent ça dans des codes dans des cases et pour moi c’est toujours un peu compliqué.
Comment en es-tu venu à l’écriture ? Tes débuts en tant que rappeur ?
J’ai commencé à écrire des poèmes et un pote m’a fait écouter du rap français et en fait, j’aimais pas ça. J’aimais Daddy Nuttea et Tonton David. J’avais 12 ans et j’entendais ces mecs-là et ils parlaient des voleurs de supermarchés alors que NTM et IAM parlaient du Mur de Berlin, de trucs d’adultes. Daddy Nuttea et Tonton David parlaient de choses auxquelles je pouvais m’identifier et là j’ai trouvé un truc intéressant par rapport à l’écriture. Je me suis dit, plus tu es personnel et plus tu touches à quelque chose qui est universel. C’est ce que je trouve intéressant dans la création .
Pourquoi avoir intégré un groupe ? Voulais-tu te donner de la force ?
Non, ça s’est fait naturellement. C’était quelque chose d’organique, de pas spécialement structurée, de pas spécialement pensée.
« Hotel Impala » qui a presque 10 ans et « Kinshasa Succursale » sorti deux ans plus tard sont tes deux premiers projets solo. Peux-tu revenir sur ces deux expériences ?
Oui, il y a eu « Hotel Impala » en 2008 puis « Kinshasa Succursale » en 2010. C’était censé être un petit side project, sauf que comme pour tous mes projets, j’ai mis un an et demi à le produire. J’ai sorti mon premier album chez EMI et en France, c’était Virgin et quand ils ont entendu les maquettes, j’ai entendu dans la salle quelque chose du genre : « il est hors de question qu’on sorte cette merde » et je me suis dit : « ok je vais le faire tout seul », sauf que ça prend beaucoup de temps. Et je l’aimais car c’est un disque qui a été fait spontanément, avec une super énergie, et je voulais que ça puisse exister sauf que ça été assez laborieux. Le revers positif c’est que ça m’a permis de tourner, de voyager à travers le monde, aux Etats-Unis et en Angleterre, de découvrir un marché que je ne connaissais pas, de passer à New York, d’aller au Music Hall Fela. On a trouvé un agent et on a fait 45 dates aux Etats-Unis sans savoir comment ça se fait.
Comment expliques-tu cette diffusion Outre-Atlantique ?
Naturellement. Je pense qu’ils ont aimé l’univers, et je pense qu’ils se posent beaucoup moins de questions. J’avais fait des clips à l’époque, « Independance Cha-cha » et « Karibu Ya Bintou » et ils ont directement embrassé la démarche. En France, on s’en foutait complètement.
Penses-tu que le public est plus exigeant, plus hermétique en France?
Non. Je crois qu’il est différent avec une sensibilité propre et je pense que c’était à une époque où tout ce qui était afro n’était pas très tendance… J’étais chez Universal et quand j’ai fait écouté le disque on m’a dit : « Soit tu fais du Magic System, soit tu bosses avec Salif Keïta et tu nous fais un truc plus malien car c’est plus identifiable ». Avec cette idée de blues malien se cache un idéal post colonialiste, quelque chose de plus rassurant.
Etait-ce un projet trop « coloré », trop ambitieux à l’époque ?
Je porte une lecture de la musique africaine qui est trop exigeante par rapport à la manière dont on veut la percevoir, avec ce côté exotisant qui rassure les gens. Ce que je veux dire c’est que ce projet c’est l’antithèse de Magic System, de Salif Keïta que je respecte énormément mais ça n’intégrait pas les mêmes codes.
En parlant de codes, tu as une musique, un univers qui fait le pont entre plusieurs cultures, congolaise et européenne. C’est important pour toi de mettre en exergue cette double culture ?
Je viens d’une ville qui s’appelle Liège, qui est un l’équivalent de Roubaix en France ou de Liverpool au Royaume-Uni. C’est une ville où les gens qui écoutent des trucs afro sont tout au plus 25, une ville où les gens n’écoutent que de la house et de la trance qui sont calées comme sur la musique de Konono, la musique de village qui tourne sur un rythme, qui se répète à l’infini. La trance musique c’est la même chose, c’est la même racine, c’est juste que c’est vu par des codes différents, européens ou africains mais les logiques sont identiques. C’est autant présent dans mon travail que Jacques Brel, que la peinture belge ou que les artistes congolais. Mes influences sont multiples et je ne veux pas choisir. Je pense que c’est à partir du moment où l’on choisit qu’on s’éloigne de soi. On a par définition une identité multiple et d’autant plus si on est immigré et je pense qu’on doit embrasser tout ça. On ne doit pas rester derrière des codes qui effectivement rassure l’auditeur car tu sais à quoi t’attendre. Je pense que l’on est multiple, on peut chanter jah jah toute l’après-midi et lire après du Léonora Miano et s’intéresser à Christine and The Queens.
« Je me suis dit, plus tu es personnel et plus tu touches à quelque chose qui est universel. C’est ce que je trouve intéressant dans la création. »
Credits : Kristin-Lee Moolman
Revenons à ce dernier opus. « 137 avenue Kaniama » est l’adresse de ta mère à Lubumbashi. Pourquoi le sortir aujourd’hui ?
En fait, ça fait 1 an et demi que je bosse dessus. « 137 Avenue Kaniama », c’est un nom fictif. Je suis allé à Lubumbashi et je cherchais la rue de ma mère. Je roulais et un mec m’a dit : « C’est pas parce que tu n’y as pas accès en voiture que la rue s’arrête ici » et j’ai trouvé cette phrase génial, presque insultante, avec le tchippement qui arrive du fond du cœur, qui est dur et qui te donne l’effet d’une claque qui dure 45 secondes. Et là je me suis dit : « ah ouais, je suis un blanc, je suis un européen en fait.» J’ai bien aimé qu’il me dise ça.
Comment as-tu construit cet album, très riche sur le plan de la narration et de la rythmique ?
Comme un disque en un seul track, j’ai juste fait one track en fait, du début à la fin. Un film d’une heure vingt. Pour moi, c’était une seule pièce, avec des séquences. Si je devais être honnête, il devrait y avoir 24 chansons, car il y a des éléments dans les éléments.
Pourquoi ces doubles titres d’ailleurs ?
C’est vraiment l’héritage congolais. Je jouais avec un guitariste congolais de 72 ans qui m’a dit qu’au début c’était la narration et qu’après il y avait le sebene (NDLR : le sebene est une sorte de pont instrumental typiquement exécuté sur la guitare électrique qui est un élément caractéristique de la rumba congolaise). Donc la narration, la tradition de conteur, basé sur l’héritage des cubains et des latins qui ont implanté ces sonorités de guitare qui, par la suite ont été modifiées, réadaptées. C’était une ballade et après tu accélérais et j’ai adoré cette formule. J’ai réécouté tous les Zaiko (ndlr : groupe musical des 70’s populaire au Congo-Kinshasa) et j’ai repéré toutes ces constructions, toutes ces couches que l’on retrouve aussi chez Jacques Brel. Ma chanson préférée, c’est « Orly » et à chaque fois qu’il raconte un détail sur le coup, il y a un élément musical qu’il accentue et je suis vraiment dans ce rapport-là et ça m’amusait de casser les trucs. Quand je bosse avec mon groupe, on fait des chansons de 30 minutes, avec des animations, avec des boucles, avec des cycles et il y a moyen de ne jamais s’arrêter.
J’ai l’impression qu’il y a une dimension cathartique dans cet album et c’est ce que tu avais l’air de dire tout à l’heure, que tu utilises l’art pour dire tout ce que tu as en toi. Pourquoi cette mise à nu ?
Je pense qu’il y a un morceau qui donne une impression d’un disque testament, c’est « Inconnu à cette adresse ». Mais il y a plein de morceaux qui ne le sont pas spécialement. Je pense à « Wesh » par exemple, qui parle de cette idée que si il y a de la place pour un africain, il n’y en a pas pour un autre, cet espèce de complexe toléré. Je trouve que ce sont des choses intéressantes à exprimer. J’ai l’impression que cette chanson vampirise tout les reste du disque. Disons qu’il s’agit de ma vérité.
Si tu devais citer des artistes qui t’ont influencé, tant sur le plan musical que plastique quels seraient-ils ?
Il y en a beaucoup, au niveau plastique j’aime beaucoup Chéri Samba, il va très loin. Peut-être qu’aujourd’hui son art a un côté aseptisé car on l’a beaucoup vu et en même temps il est l’incarnation de ces artistes qui ont un même projet et qui l’étendent à l’infini. Je crois que c’est quelque chose d’assez répandu dans le monde de l’art et de la musique, d’avoir une même ligne directrice. Mais dans son cas, ça va très loin. C’est l’un des premiers artistes que j’ai rencontré, avec lequel j’ai échangé et je trouvais qu’il avait un vrai truc. Il y a aussi pas mal de cinéastes qui m’ont fait apprendre le temps lent, les ruptures de rythmes, la narration et j’ai essayé de reproduire ça dans mon dernier disque. Je suis un fan de Jacques Brel mais pas comme on le décrit souvent, comme un mec en sueur, dégoulinant et qui a trop bu. Je pense que Brel c’est avant tout une écriture exceptionnelle et un arrangement qui est au service du texte, qui le complète.
Brel, c’est aussi une manière de scander, de poser les mots.
Oui en effet, je suis très sensible à ce travail-là. J’aime beaucoup le R&B aussi. Je vais te dire un truc tout con, mais aller voir le jardin botanique de toutes les villes que tu visites c’est un truc assez cool aussi. J’aime bien l’architecture aussi. Comprendre ce rapport à une œuvre, à la création, à l’esthète qui est à la base de tout.
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