
LE CORPS NOIR DANS LES PUBLICITÉS DES MARQUES DE LUXE : AVANCÉES OU STRATÉGIES ?
PAR AUDREY BARTIS
29 NOVEMBRE 2019
TRIBUNE
Pour cette rentrée 2019, différentes marques de luxe françaises et internationales ont choisi des corps noirs ou métissés comme incarnations de leurs messages publicitaires. S’agit-il de réelles avancées en matière de représentation de la diversité ou de nouveaux outils stratégiques? Ce sont les images elles-mêmes qui nous renseignent en profondeur sur la figuration actuelle du corps noir dans les publicités des marques de luxe.
Une jeune femme s’approche d’un jeune homme, dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi romaine. Sa robe de soirée rose, avec son bustier vertigineux et ses volants, contraste avec la tenue urbaine du jeune homme. Elle prend les commandes de son scooter et les emmène tous deux dans une villa, à l’extérieur de la ville, où une fête s’organise avec d’autres jeunes gens. Ils déambulent main dans la main dans les couloirs de la grande demeure ancienne, un jeu de séduction à peine voilé se tisse entre eux. Ils dansent avec leurs amis et le film se termine sur une image fixe du groupe de jeunes gens, dont le couple situé au premier plan.
Campagne Valentino parfum « Born in Roma » – Models : Adut Akech & Anwar Hadid
La nouvelle publicité Valentino, pour son parfum «Born In Roma», a pour scénario une classique histoire de rencontre romantique dans une des villes les plus cinématographiques qui soient, les personnages sont jeunes et beaux, aucun drame ne survient. Tout nous indique que nous sommes face à une publicité des plus habituelles pour le monde des cosmétiques de distribution sélective. Cependant, on s’en rappellera comme d’un véritable évènement, pour un détail qui n’en est pas un, compte tenu de son importance dans l’ensemble du film : la jeune modèle qui incarne le personnage principal féminin est noire. Il s’agit du mannequin Adut Akech, actuelle coqueluche de la mode. A la différence d’autres publicités récentes du secteur, comme celle de Lancôme pour le parfum «Idôle», il ne s’agit pas d’une incarnation métissée à la peau claire, mais d’une femme à la peau très foncée et aux cheveux crépus, totalement inédite dans ce contexte. Jusqu’à présent, soit les femmes à la peau noire y étaient représentées accompagnées d’autres femmes à la peau claire ou blanche (comme dans les publicités pour Tom Ford, par exemple, qui a proposé deux parfums dans une sorte de double campagne), soit elles étaient réservées aux marques spécialisées dans les produits cosmétiques pour peaux noires.
Les marques européennes les plus puissantes du secteur, quant à elles, n’avaient jamais employé de mannequin noire à la peau si foncée dans leurs publicités. Leurs incarnations non-blanches doivent avant tout être très célèbres pour avoir leurs visages accolés aux plus célèbres logos du monde. Les arguments des marques pour justifier cette situation immuable, malgré les changements profonds de la société dont elles font pourtant partie, ont toujours été ceux du marketing. Il ne s’agissait pas de perdre une clientèle fidèle au profit d’une autre, considérée comme minoritaire. Ce qui est également invoqué, de manière plus subtile, est l’idée qu’une femme de type caucasien ne pourrait pas se projeter dans un personnage incarné par une femme à la peau trop foncée. De manière encore plus profonde, il était posé comme acquis que le corps féminin noir ne pouvait pas être un objet de pure admiration, voire d’envie, pour une femme blanche. Pour beaucoup de marques de luxe, la désirabilité sociale ne peut s’effectuer que dans un seul sens, ce qui n’est pas totalement étonnant pour des entreprises dont les cultures sont basées sur des conceptions hiérarchisées, voire autoritaires, du monde. Pour ces corporations porteuses de marque, à l’instar des colons des siècles précédents, la puissance se mesure à l’étendue des territoires conquis. Se passerait-il quelque chose dont le film Valentino serait le signe manifeste? Les marques de luxe auraient-elles compris l’intérêt de représenter la beauté féminine dans sa diversité?
Campagne Balenciaga Fall/Winter 2019 – Models : Laura Suazo & Ysaunny Brito
Tout d’abord, il faut rappeler que différentes affaires, dont certaines déplorables, ont récemment occupé le secteur du luxe, en la matière. Entre les pulls «blackface» (Gucci) et les appropriations culturelles (Dior, pour le parfum Sauvage), certaines marques internationales ont récemment été l’objet de vives critiques, voire de véritables campagnes de protestation, notamment par le biais des réseaux sociaux sur Internet. Ce ne sont pas des associations identifiées qui ont lancé des signaux d’alerte, comme cela a été le cas avec la question écologique (on se rappelle que Greenpeace a lancé la campagne «Mode Detox» pour dénoncer les pratiques polluantes des marques de mode et de luxe en 2018), mais des individus, puis des communautés, qui se sont sentis indignés, voire choqués ou insultés, par certains agissements de marques puissantes. Dans ce contexte de prise de pouvoir par la prise de parole, le rapport de force se rééquilibre et la logique hégémonique des marques a été directement remise en question. En réponse à ces critiques, certaines marques ont fait le choix de se distinguer de leurs concurrentes, en restant à l’écoute de la réalité sociale et culturelle du présent. Il est par ailleurs intéressant de noter que la marque Valentino s’était également distinguée dans ses actions écologiques, il y a quelques années.
Même si certains managers et dirigeants de marques de luxe sont certainement dotés d’une conscience éthique, politique ou sociale, ces choix sont avant tout stratégiques, à plus d’un titre. En choisissant une femme à la peau noire pour la publicité de son dernier parfum, la marque Valentino fait parler d’elle tout en se positionnant différemment de sa concurrence directe. Dans un marché saturé de produits et d’images finalement assez semblables, et face à des cibles de plus en plus volatiles, même les marques les plus célèbres ont besoin de marquer leur différence. Certaines le font par l’outrance, la provocation ou la créativité débridée et d’autres par des décisions audacieuses comme celle-ci. Suivant les plus récentes tendances de consommation, reflétant elles-mêmes les profondes préoccupations et aspirations des populations, certaines marques de luxe entrent dans les débats sociaux liés à l’écologie, au genre et à l’identité. Stella McCartney fait poser ses modèles dans une décharge à ciel ouvert, Balenciaga fait s’embrasser des couples homosexuels dans la rue et Valentino rejoue «Vacances Romaines» avec un mannequin noir. Pourtant, s’agit-il d’autre chose que de pur pragmatisme? Faut-il confondre une avancée de représentation avec un opportunisme éphémère? Le statut de marque de luxe n’est-il pas fondamentalement antinomique avec des discours de conscience et d’égalité sociale?
Campagne Fall/Winter 2019 Figaret – Model : Joey Starr
“Faut-il confondre une avancée de représentation avec un opportunisme éphémère? Le statut de marque de luxe n’est-il pas fondamentalement antinomique avec des discours de conscience et d’égalité sociale?”
Du côté de la représentation du corps noir masculin, les évolutions sont également timides dans le monde des marques de luxe. L’homme noir, généralement confiné dans des représentations parfaitement balisées, commence tout juste à faire une percée dans des images où il n’avait jusqu’alors pas de place. De manière très majoritaire, le corps noir masculin est associé au monde du sport (essentiellement les paris sportifs, les marques sponsorisant les équipes de football, les sneakers, etc.), aux transports (SNCF, automobile) et au monde de la sexualité (préservatifs, campagnes pour le dépistage de MST). En octobre 2019, on a pu voir le mannequin Alton Mason et le rappeur Joey Bada$$ dans les publicités pour le parfum «One Million» de Paco Rabanne. A un mois d’intervalle, c’est Joey Starr qui servait d’incarnation à la marque Figaret. Ce dernier choix n’est pas anodin, compte tenu de l’image complexe et controversée du chanteur et acteur français. A la suite de Frédéric Beigbeder, un autre «bad boy» de la culture française contemporaine, Figaret a choisi une figure non-consensuelle pour sa dernière campagne publicitaire. Comme pour Valentino, ce choix avant tout stratégique fera certainement parler de la marque, notamment par sa radicalité, dans la mesure où le musicien a eu affaire à la justice. Artiste touche-à-tout, sans concession, tant dans ses choix artistiques que dans ses prises de parole, Didier Morville, aka Joey Starr, ne peut certainement pas faire l’objet d’un consensus : soit on l’aime, soit on le déteste. Certains textes de NTM sont encore les manifestes de deux générations d’une jeunesse invisible dont la culture contourne encore les médias officiels et que le CSA n’a pas oublié. Joey Starr divise, tant par son apparence que par ce qu’il représente ou ce qu’il a pu combattre. En le choisissant, Figaret prend le risque de perdre une clientèle fidèle. Cette prise de risque est indispensable pour toute marque qui cherche à perdurer dans le temps, en passant d’une génération à l’autre, et qui cherche à rajeunir sa clientèle. A la fin des années 1990, la maison Dior n’avait pas fait autrement en brisant tous les codes classiques de la couture traditionnelle pour entrer dans un monde contemporain fait de mangas, de punk anglais et de porno-chic. Encore une fois, ce qui semble être une révolution n’est en réalité que calcul intelligent et décision pragmatique. Noir mais à peau claire, talentueux, «grande gueule», tatoué et sulfureux, mais pour autant quinquagénaire à succès, Joey Starr est la figure générationnelle parfaite pour dynamiser efficacement une marque aussi classique que Figaret. Ce faisant, la marque rend aussi un véritable hommage à tous les «mauvais garçons» qui ont toujours peuplé la culture française et fait avancer les arts. Plus qu’une représentation identitaire, Joey Starr est dans ce contexte une incarnation culturelle du Paris contemporain, anoblie par ses pairs. A l’inverse, Joey Bada$$, choisi pour la publicité Paco Rabanne, reste l’incarnation d’un «bad boy», voire d’un «nouveau riche» contemporain. Tout comme les figures masculines des sociétés de paris sportifs, c’est l’incarnation de l’argent facile, du succès immédiat, sans autre fondement qu’un coup de chance, d’un hit fulgurant – ou la durée d’un claquement de doigts. Ce qui peut sembler être une avancée à première vue s’avère maintenir l’ordre des clichés sociaux de la culture dominante et renforcer sa structure-même.
“Finalement, en matière de diversité dans le monde du luxe actuel, est-ce que la plus importante avancée n’est pas le choix de Virgil Abloh pour le poste de Directeur artistique de la ligne masculine de Louis Vuitton ?”
Pour en revenir au film publicitaire de Valentino, rappelons que dans «Vacances Romaines»*, le film dont il est fait une référence directe, le personnage féminin est la princesse d’un pays lointain. Ce n’est donc pas elle qui est «née à Rome», mais le jeune homme à la Vespa et au blouson de cuir. La jeune femme noire n’est pas italienne, mais une princesse étrangère, ce qui permet à la marque de ne pas représenter la diversité européenne, tout en restant dans les codes balisés de l’imagerie de luxe (la ville éternelle, la citation cinématographique, le romantisme, la robe de haute couture, etc.). De plus, s’il s’agit d’une princesse, le film est un conte et ce qui s’y passe reste strictement dans le domaine de l’imaginaire. De manière subtile, Valentino, tout comme Lancôme, fait de la femme noire ou métissée une princesse contemporaine, en écho avec la réalité d’une diversité qu’elle maintient pourtant à distance. Dans le monde des contes de fées construit par les marques de luxe, tout est toujours possible, y compris un renversement temporaire des codes du pouvoir. Cependant, aucune transformation profonde n’a réellement lieu, dans la mesure où les structures sociales et les clichés ne sont pas (encore) profondément remis en question par ces images, tant sur les questions de diversité que de genre. Même si d’un point de vue quantitatif, la représentation des hommes et des femmes noir.e.s et métissé.e.s a effectivement augmenté, leur véritable rôle n’a rien de révolutionnaire, qualitativement parlant. C’est une nuance fondamentale quand il est question de problématiques aussi profondes et aussi sensibles.
En choisissant des icônes noires qui plaisent à la génération des Millenials, comme Adut Akech, Alton Mason, Joey Bada$$ ou Zendaya, les marques de luxe cherchent à marquer le plus de points en un minimum d’investissement : faire parler d’elles, se positionner sur la diversité et séduire une nouvelle génération de consommateurs. La question du rajeunissement des marques reste centrale et cette génération est leur nouvelle cible, qu’il s’agisse du luxe ou des autres secteurs économiques. L’enjeu le plus crucial est de fidéliser une population réputée volatile dans son attention et créatrice de nouveaux codes et comportements en relation avec le digital. Ne peut-on pas cependant déplorer que les marques de luxe, pourtant porteuses d’histoires, riches de leurs patrimoines et animées de valeurs profondes, ne fonctionnent que sur cette séduction de surface? En effet, les figures qui sont choisies pour séduire les plus jeunes générations restent des artistes du divertissement, sont de pures images dont le succès s’est construit et développé à partir de l’image. Leur succès sur Instagram en est la preuve. Et c’est ce succès d’image qui est repris par les marques de luxe, directement, sans aucun message autre que lui-même : la célébrité n’a d’autre fondement que l’image de la célébrité, le luxe ne se justifie que par le luxe lui-même. Est-ce réellement le message le plus intéressant que le luxe peut délivrer aux plus jeunes générations? Faut-il que ces marques ancrées dans des temps longs se contentent de resservir aux plus jeunes leurs idoles éphémères? Sont-elles les personnalités qui peuvent inspirer positivement et réellement cette génération?
Tant que les corps noirs montrés dans ces publicités resteront des artistes du divertissement, les choses ne changeront pas. L’élite occidentale qui détient réellement le pouvoir, qu’il soit économique, politique, financier ou culturel, continue de préserver sa place dominante en restant aux commandes, tout en laissant un rôle déterminé et finalement inoffensif à l’homme et à la femme noirs : celui du corps dansant, du corps sportif, du corps fascinant, du corps érotisé. En revanche, il ne s’agit pas d’un corps porteur d’idées, d’actions politiques et sociales ou de valeurs fondamentales. Il s’agit d’un corps sans message puisque sans parole. Finalement, en matière de diversité dans le monde du luxe actuel, est-ce que la plus importante avancée n’est pas le choix de Virgil Abloh pour le poste de Directeur artistique de la ligne masculine de Louis Vuitton? N’est-ce pas lui que les Millenials devraient voir sur les murs de leurs villes afin de s’en inspirer pour leur futur? Lui, tout comme les autres personnalités noires qui accèdent à des postes de pouvoir et qui agissent partout dans le monde?
Il reste encore un grand chemin à parcourir pour que ces questions de diversité d’incarnations soient réellement abordées dans les images du luxe, comme dans toute la publicité occidentale contemporaine. Il ne s’agit pas de se contenter d’une avancée de surface, tant pour les marques que pour leurs cibles. Il est urgent de réfléchir en profondeur à la manière dont le corps noir ou métissé doit non seulement être visible, mais surtout véhiculer des valeurs et des discours en accord avec les réelles aspirations de populations que l’on enferme encore dans des clichés devenus désormais obsolètes. Comme pour la conception des produits de luxe, c’est l’approche qualitative qui devrait primer sur le quantitatif, la profondeur sur la surface, le discours sur l’image. Pour le moment, les incarnations féminines s’apparentent à des princesses ou à des stars du divertissement de masse, quant aux hommes, ils restent des sportifs ou des musiciens aux airs de mauvais garçons. Encore et toujours, le corps noir est condamné à ne rester qu’une pure surface, objet de désir et de fascination qui ne le situe jamais totalement sur un pied d’égalité avec les autres. C’est un corps qui divertit mais ne porte aucune pensée ni ne transforme le monde de manière durable. Il est urgent de changer les représentations de toutes carnations et de toutes origines pour faire en sorte qu’ils ne véhiculent pas seulement des messages superficiels, érotiques, imaginaires ou réducteurs, mais pour qu’ils deviennent des figures véritablement puissantes, propres à inspirer les générations futures.
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